Rapports sur la santé
Isolement social et mortalité chez les personnes âgées au Canada

par Heather Gilmour et Pamela L.Ramage-Morin

Date de diffusion : le 17 juin 2020

DOI : https://www.doi.org/10.25318/82-003-x202000300003-fra

Les répercussions de l’isolement social et de la solitude sur la santé et le bien-être sont reconnues à l’échelle mondiale comme une question de santé publique. Le Royaume-Uni a nommé un ministère chargé de la solitudeNote 1 et l’Organisation mondiale de la Santé reconnaît les répercussions de l’isolement social sur l’incapacité et le décèsNote 2. Les travaux de recherche démontrent de façon générale que l’isolement social est associé à un risque accru de mortalitéNote 3Note 4Note 5Note 6Note 7 comparable aux facteurs de risque traditionnels, comme la consommation d’alcool, le tabagisme et l’obésitéNote 8, ou plus important encore.

On peut se sentir socialement isolé à tout âge, bien que certaines circonstances soient plus directement liées à des âges avancésNote 9Note 10Note 11Note 12. Ces circonstances peuvent inclure la transition vers la retraite et la perte d’emploi qui l’accompagne, des problèmes de santé, la perte d’un conjoint ou des amis, des problèmes de mobilité, la perte de vision et la perte auditive, un revenu moins élevé, des changements sur le plan résidentiel et des changements dans l’accès aux transports. À une échelle sociale plus vaste, la discrimination fondée sur l’âge peut contribuer à l’isolement socialNote 12. L’isolement social que vivent des populations marginalisées comme la communauté LGBTA peut se poursuivre à un âge avancé, ce qui s’ajoute aux autres facteurs associés au vieillissementNote 13.

Si l’on peut comprendre intuitivement ce qu’est l’isolement social, la mesure de ce concept varie. Des mesures objectives comme la taille des réseaux sociaux et la fréquence de la participation sociale témoignent des dimensions structurelles des relations sociales, tandis que les sentiments subjectifs d’isolement socialNote 11ou de solitudeNote 14 sont le reflet des dimensions fonctionnelles des relationsNote 3. Les associations entre les mesures tant subjectives qu’objectives de l’isolement et le risque de décès sont évidentes dans certaines études Note 5Note 7Note 15Note 16Note 17Note 18, quoique d’autres indiquent des associations différentes selon la mesure utiliséeNote 19Note 20Note 21.

L’objectif principal de la présente étude est d’examiner une mesure objective et une mesure subjective de l’isolement social et leurs associations avec la mortalité chez les Canadiens âgés de 65 ans et plus. Des estimations de la prévalence de l’isolement social calculées à l’aide de chaque mesure sont présentées. On a examiné certains facteurs associés à l’isolement social avant leur inclusion dans les modèles multivariés. Il convient de souligner que des données sur les transitions (p. ex. la retraite) et les changements dans les circonstances de la vie (p. ex. la perte du conjoint) n’étaient pas disponibles dans les données transversales sur lesquelles repose la présente étude. Les associations avec la survie sont évaluées au moyen de modèles multivariés à risques proportionnels de Cox, en tenant compte de certaines caractéristiques sociodémographiques et liées à la santé. On a utilisé des modèles d’équations structurelles (MES) pour examiner les relations directes entre les mesures de l’isolement social et le décès et les effets indirects induits par l’état de santé.

L’isolement social se définit de façon objective comme la participation peu fréquente aux activités sociales (faible participation) et de façon subjective comme un sentiment de solitude et un faible sentiment d’appartenance à la collectivité (isolement subjectif). Puisque des données révèlent différentes associations entre les mesures de l’isolement social et la mortalité selon le sexeNote 6Note 22Note 23Note 24, les hommes et les femmes ont été analysés séparément.

Méthodes

Sources de données

Enquête sur la santé dans les collectivités canadiennes – Vieillissement en santé (ESCC-VS)

L’ESCC-VS de 2008-2009, une enquête transversale, a permis de recueillir des données sur les facteurs qui contribuent au vieillissement en santé. Cette enquête a ciblé les personnes âgées de 45 ans et plus vivant dans des logements privés dans les 10 provinces. Environ 4 % de la population a été exclue : les habitants des trois territoires, des réserves des Premières Nations et de certaines régions éloignées, les personnes vivant en établissement et dans les bases des Forces canadiennes, ainsi que les membres à temps plein des Forces canadiennes. Les données ont été recueillies de décembre 2008 à novembre 2009. Des interviews sur place assistées par ordinateur ont été menées auprès de 94 % de l’échantillon; des interviews téléphoniques ont été permises pour répondre aux besoins linguistiques des participants à l’Enquête. Le taux de réponse global s’est élevé à 74,4 %. La documentation détaillée sur l’ESCC-VS est accessible au lien suivant : https://www23.statcan.gc.ca/imdb/p2SV_f.pl?Function=getSurvey&SDDS=5146.

Base canadienne de données de l’état civil – décès (BCDECD)

La BCDECD est un ensemble de données administratives qui comprend des données démographiques et des données sur la cause des décès qui surviennent au Canada. Les données sont obtenues chaque année à partir des registres provinciaux et territoriaux de l’état civil. Les décès survenus de décembre 2008 au 31 décembre 2017 qui étaient couplés aux enregistrements de l’ESCC-VS ont été utilisés dans cette analyse. La documentation détaillée sur la BCDECD est accessible au lien suivant : https://www23.statcan.gc.ca/imdb/p2SV_f.pl?Function=getSurvey&Id=1202355.

Couplage des données

L’approbation relative au couplage (007-2018) a été accordée par le statisticien en chef du Canada. Le couplage a été réalisé conformément à la Directive sur le couplage d’enregistrements. Les répondants à l’ESCC-VS qui ont consenti au partage et au couplage de leurs données ont été couplés de manière probabiliste au Dépôt d’enregistrements dérivés (DED) dans l’Environnement de couplage de données sociales (ECDS) à Statistique Canada. Le couplage d’enregistrements probabiliste fonctionne avec des identificateurs non uniques (p. ex. le nom, le sexe, la date de naissance et le code postal) et estime la probabilité que les enregistrements renvoient à la même entitéNote 25. Seuls les employés qui interviennent directement dans le processus ont accès aux données nécessaires au couplage. Toutefois, ces employés n’ont pas accès aux renseignements liés à la santé ou aux décès. Un fichier analytique sans données d’identification a été créé aux fins de la présente étude.

Échantillon de l’étude

L’étude a été fondée sur les répondants à l’ESCC-VS âgés de 65 ans et plus dont les données étaient couplées à la BCDECD dans le cas des personnes qui sont décédées (tableau A en annexe). La période de suivi allait de huit à neuf ans, de la date de l’interview menée dans le cadre de l’ESCC-VS au 31 décembre 2017. L’échantillon de l’étude se compose de 13 037 personnes (5 408 hommes et 7 629 femmes); 4 953 répondants (2 175 hommes et 2 778 femmes) sont décédés pendant la période de suivi, entre le moment de leur interview dans le cadre de l’ESCC-VS et le 31 décembre 2017.

Définitions

Mesures de l’isolement social

La faible participation reposait sur le module de la participation sociale, dans lequel on interroge les répondants à propos de huit activités communautaires. On a demandé aux répondants à quelle fréquence au cours des 12 derniers mois ils avaient participé à chaque activité (au moins une fois par jour, au moins une fois par semaine, au moins une fois par mois, au moins une fois par an, jamais). Les personnes dont la participation globale était de moins d’une fois par semaine ont été classées comme ayant une faible participation, par opposition à une grande participation (une activité ou plus sur une base quotidienne ou hebdomadaire). Le repère « hebdomadaire » a été sélectionné d’après des études antérieuresNote 13Note 26.

Si les personnes qui avaient une faible participation n’avaient participé à aucune des huit activités sur une base hebdomadaire, 4 % d’entre elles avaient participé à quatre activités ou plus sur une base mensuelle.

L’isolement subjectif regroupait deux mesures englobant la solitude et le sentiment d’appartenance à la collectivité. L’échelle de solitude à trois éléments reposait sur l’échelle de solitude révisée de l’UCLANote 27. On a demandé aux répondants « À quelle fréquence vous arrive-t-il de ressentir un manque de compagnie? D’avoir l’impression d’être tenu à l’écart? D’éprouver le sentiment d’être isolé des autres? » Les valeurs des catégories de réponse (1 = à peu près jamais; 2 = parfois; 3 = souvent) ont été additionnées. Les répondants qui ont obtenu un score de 4 à 9 ont été classés comme souffrant de solitude, par opposition à un score de 3. Le sentiment d’appartenance à la collectivité a été déterminé à partir d’une question : « Comment décririez-vous votre sentiment d’appartenance à votre communauté locale? Diriez-vous qu’il est très fort? Plutôt fort? Plutôt faible? Très faible? » Les personnes qui souffraient de solitude et qui ont déclaré un sentiment d’appartenance à la collectivité « plutôt » faible ou « très » faible ont été considérées comme isolées.

Covariables

L’âge exprimé en années a été réparti (65 à 74 ans, 75 ans et plus) pour les estimations de la prévalence et le nombre et le pourcentage des décès, et il a été intégré comme variable continue aux analyses multivariées. Par personne âgée, on entend la population à l’étude, c’est-à-dire les personnes âgées de 65 ans et plus. Le plus haut niveau de scolarité atteint par les membres du ménage (sans diplôme d’études postsecondaires, diplôme d’études postsecondaires ou plus) a été sélectionné comme mesure du statut socioéconomique. Ce dernier représente une ressource familiale qui affiche souvent une corrélation avec les niveaux de revenu et de richesseNote 28, et il convient de l’utiliser lorsque des transitions de l’emploi vers la retraite sont probables au sein de la population. Le lieu de résidence a été réparti en milieu urbain ou rural. Une combinaison de l’état matrimonial et des modalités de viea permis de classer les personnes comme étant mariées ou en union libre par opposition aux personnes non mariées ou ne vivant pas en union libre (c.-à-d. célibataires, veuves ou divorcées); les personnes non mariées ou ne vivant pas en union libre ont également été réparties en personnes vivant seules par opposition aux personnes vivant avec d’autres personnes, les « autres personnes » pouvant être un enfant, un ami, un frère ou une sœur ou autre. Une variable dichotomique a permis de classer les répondants comme étant mariés ou en union de libre par opposition aux personnes non mariées ou ne vivant pas en union libre aux fins de l’analyse causale (MES).

L’indice de l’état de santé Health Utility Index Mark 3 (HUI3)Note 29 a été utilisé pour évaluer l’état de santé fonctionnelle dans huit domaines : la vision, l’ouïe, la parole, la mobilité, la dextérité, la cognition, l’émotion et la douleur et l’inconfort. Les scores globaux ont été répartis en degrés d’incapacité pour indiquer la prévalence : aucune incapacité ou incapacité légère (0,89 à 1,00), incapacité modérée (0,70 à 0,88) ou incapacité grave (moins de 0,70)Note 30. On a utilisé les scores continus de l’indice HUI3 dans les modèles multivariés. Des scores élevés correspondent à un meilleur état de santé.

Le statut de fumeur a été classé comme fumeur (tous les jours ou à l’occasion), ancien fumeur ou jamais fumeur. Aux fins de l’analyse causale, les fumeurs et les anciens fumeurs ont été regroupés et comparés aux personnes qui n’avaient jamais fumé.

L’activité physique reposait sur l’échelle d’évaluation de l’activité physique des personnes âgées (Physical Activity Scale for the Elderly ou PASE). Cette échelle englobe les activités autodéclarées de loisirs, de travail et de tâches ménagères au cours des sept jours précédentsNote 31. Des scores élevés indiquent des degrés d’activité physique plus élevés. À l’aide des scores de la population (pondérée), les degrés d’activité des répondants ont été classés en quartiles comme le moins actif (score : < 58), faible à modéré (58 à 99), modéré à élevé (100 à 143) ou le plus actif (> 143). On a utilisé les scores continus sur l’échelle PASE dans les analyses multivariées.

Techniques d’analyse

On a utilisé des tableaux croisés pour estimer la prévalence de la faible participation et de l’isolement subjectif, et le nombre et le pourcentage des décès en fonction des mesures de l’isolement social et selon certaines caractéristiques. On a examiné les associations entre l’isolement social et la mortalité au moyen de modèles à risques proportionnels de Cox en intégrant simultanément l’isolement subjectif et la faible participation aux modèles. Ces variables de l’isolement social présentaient une corrélation modérée (0,28 chez les hommes et 0,38 chez les femmes), ce qui donne à penser qu’il s’agit de concepts apparentés, mais distincts. Des facteurs d’inflation de la variance (⋝ 2,9) et des estimations de la tolérance (⋜ 0,2) ont démontré qu’il n’y avait pas de problème de multicolinéarité. Des modèles corrigés tenaient compte de facteurs confusionnels potentiels mesurés au moment de l’interview de l’ESCC-VS. Le premier modèle tenait compte de l’âge; des variables sociodémographiques (niveau de scolarité du ménage; état matrimonial et modalités de vie; résidence en milieu urbain/rural) étaient ajoutées au deuxième; et le modèle final intégrait des caractéristiques liées à la santé (état de santé, statut de fumeur et activité physique). La sélection des covariables reposait sur les études publiées et sur les données disponibles dans l’ESCC-VS. On a vérifié l’hypothèse liée aux risques proportionnels au moyen d’un examen visuel des tracés SAS PROC LIFETEST.

Les répercussions directes et indirectes de l’isolement subjectif et de la faible participation sur la survie ont été évaluées à l’aide des MES dans Stata/MP 14.2. Des liens indirects ont été évalués en utilisant l’état de santé fonctionnelle (HUI3) comme unique effet médiateur hypothétique. L’indice HUI3 a fait l’objet d’une transformation arc sinus pour faire une approximation d’une répartition normale. Les analyses des MES tenaient compte de covariables considérées comme significativement associées à la mortalité dans les modèles à risques proportionnels de Cox entièrement corrigés (hommes : âge, statut de fumeur, activité physique; femmes : âge, statut de fumeur, activité physique, niveau de scolarité du ménage, modalités de vie). Une transformation arc sinus a également été appliquée à la variable de résultat, le moment du décès. La qualité de l’ajustement des modèles a été évaluée au moyen du résidu quadratique moyen pondéré normalisé (RQMPN) et du coefficient de détermination (CD).

On a utilisé des poids d’échantillonnage pour tenir compte du plan de sondage et de la non-réponse ainsi que des différences de consentement concernant le couplage et le partage des données. L’utilisation de poids d’échantillonnage est essentielle pour tenir compte des probabilités de sélection inégales et pour réduire les risques de biais résultant des différences dans les taux de réponse, de partage et de consentement au couplage. Afin de tenir compte de la sous-estimation des erreurs types attribuable au plan de sondage complexe, on a appliqué des poids bootstrap au moyen du programme SUDAAN appelable en SAS (version 11.0)Note 32. Le seuil de signification a été établi à p < 0,05.

Résultats

Caractéristiques de référence de la population à l’étude

L’échantillon pondéré de l’étude (n=13 037) représentait 4,2 millions de personnes âgées de 65 ans et plus et l’âge moyen était de 74 ans en 2008-2009. Près de la moitié (45 %) de ces personnes étaient des hommes, et la plupart (63 %) étaient mariées ou vivaient en union libre; 54 % vivaient au sein d’un ménage dont au moins une personne avait un diplôme d’études postsecondaires; 79 % vivaient en milieu urbain; 10 % étaient des fumeurs, 56 % des anciens fumeurs et 35 % n’avaient jamais fumé; le score moyen sur l’échelle d’évaluation de l’activité physique PASE était de 106 et le score moyen de l’indice HUI3 était de 0,81.

Isolement subjectif et faible participation sociale

D’après les données de l’ESCC-VS de 2008-2009, on estime que 525 000 personnes (12 %) âgées de 65 ans et plus se sentaient isolées, car elles ont déclaré éprouver un sentiment de solitude et avoir un sentiment d’appartenance faible ou plutôt faible à la collectivité. Les femmes (15 %) étaient plus susceptibles que les hommes (10 %) de déclarer un isolement subjectif (tableau 1). Plus d’un million (1 018 000) de Canadiens âgés (24 %) ont déclaré une faible participation, et les pourcentages chez les hommes et chez les femmes ne présentaient pas de différence. Les personnes âgées qui n’étaient pas mariées ou qui ne vivaient pas avec un partenaire en union libre étaient plus susceptibles que les personnes qui avaient un partenaire de déclarer une faible participation et un isolement subjectif. Les personnes âgées sans partenaire qui vivaient avec d’autres personnes étaient particulièrement susceptibles d’avoir une faible participation, les taux s’établissant à 41 % des hommes et à 35 % des femmes. Le faible niveau de scolarité du ménage était associé à une faible participation chez les femmes et à l’isolement subjectif chez les hommes. Le groupe d’âge et le lieu de résidence (urbain ou rural) n’étaient associés à ni l’une ni l’autre des mesures de l’isolement social.

Décès

On estime que 33 % des hommes et 26 % des femmes sont décédés pendant la période de suivi (tableau 2). Les personnes qui avaient une faible participation en 2008-2009 étaient plus susceptibles de décéder que celles qui avaient une participation régulière, et c’était également le cas chez les hommes et chez les femmes ayant déclaré un isolement subjectif comparativement aux personnes qui ne se sentaient pas isolées.

Les personnes plus âgées et les résidents des ménages ayant un faible niveau de scolarité affichaient une plus grande probabilité de décès. Les personnes qui étaient mariées ou qui vivaient en union libre étaient moins susceptibles de décéder pendant la période de suivi que celles qui n’entretenaient pas ce genre de relation. Une incapacité grave, le fait d’être un fumeur ou un ancien fumeur et de faibles degrés d’activité physique étaient associés à une probabilité accrue de décès.

Les hommes et les femmes ayant une faible participation avaient, en moyenne, des temps de survie plus courts que les personnes qui participaient plus fréquemment à des activités communautaires (tableau 3). À titre d’exemple, le temps de survie moyen chez les femmes qui avaient une faible participation était d’environ huit mois plus court que chez celles qui avaient une grande participation. Les temps de survie moyens chez les hommes ne présentaient pas de différence en fonction de l’isolement subjectif. Cependant, on pouvait observer une association significative chez les femmes entre le fait de se sentir isolé et des temps de survie plus courts.

On a examiné de façon plus approfondie la faible participation et l’isolement subjectif dans des modèles multivariés qui intégraient les deux mesures. La faible participation présentait une association significative avec le décès chez les hommes et chez les femmes même lorsque les effets confusionnels potentiels de l’isolement subjectif, les caractéristiques sociodémographiques, l’état de santé et les comportements influant sur la santé étaient pris en considération (tableau 4). Chez les femmes, l’isolement subjectif était associé à la mortalité lorsque la faible participation et les caractéristiques sociodémographiques étaient prises en considération (RR 1,4), mais cette association s’estompait dans le modèle final lorsque l’état de santé et les comportements étaient pris en compte. L’isolement subjectif n’était associé au décès dans aucun des modèles chez les hommes. Comme on pouvait s’y attendre, le vieillissement, le fait de fumer et des scores faibles liés à l’activité physique présentaient une association significative avec la mortalité; des scores élevés liés à l’état de santé fonctionnelle représentaient un facteur de protection. Chez les femmes seulement, un faible niveau de scolarité du ménage et le fait de ne pas être mariée ou de vivre avec un partenaire en union libre présentaient une association avec le décès dans le modèle entièrement corrigé.

Conformément à l’analyse de données de survie, les résultats de l’analyse causale ont révélé que la faible participation présentait une association significative avec le temps de survie chez les hommes et chez les femmes (figure 1). En plus des effets directs, des effets indirects significatifs étaient induits par l’état de santé. En effet, les hommes et les femmes qui avaient une faible participation en 2008-2009 avaient un risque accru de mortalité (effet direct) ainsi qu’un moins bon état de santé (faible score de l’indice HUI3) qui était associé à un temps de survie plus court (effet indirect). L’effet direct représentait 89 % de l’effet total chez les hommes et 85 % chez les femmes. Il n’y avait pas d’effet direct de l’isolement subjectif sur la survie chez les hommes ou chez les femmes, seulement des effets indirects liés à l’état de santé. L’évaluation de la justesse des modèles pour l’analyse causale a été jugée acceptable avec un RQMPN=0,000 et un CD=0,257 chez les hommes, et un RQMPN=0,000 et un CD=0,298 chez les femmes.

Discussion

Des estimations du risque de mortalité chez les personnes âgées vivant dans la collectivité en lien avec l’isolement social objectif et subjectif ont été produites prospectivement au moyen de données d’enquêtes menées à l’échelle de la population et de données administratives couplées. Environ 12 % des personnes se sentaient isolées et 24 % avaient une faible participation en 2008-2009. L’analyse de données de survie et l’analyse causale ont révélé qu’une faible participation présente une association avec la mortalité, tandis que l’isolement subjectif était seulement indirectement lié à la mortalité en raison de l’état de santé.

Compte tenu de l’absence de norme de référence pour définir et mesurer l’isolement social, il est difficile de faire des comparaisons avec d’autres étudesNote 11Note 33Note 34Note 35Note 36. Le terme est souvent utilisé de façon interchangeable avec « solitude », un concept apparenté, mais distinctNote 9Note 11. La solitude est définie comme un écart entre la qualité et la quantité des activités sociales réelles et désiréesNote 14, tandis que l’isolement social est un concept plus large qui englobe la place qu’occupent les personnes dans les réseaux sociaux, et pas seulement le sentiment d’avoir des liens personnels inadéquatsNote 34Note 37Note 38. Zavaleta et al.Note 34 la décrivent brièvement comme « un manque de relations sociales » (p. 367). Néanmoins, un ensemble d’études utilisant diverses mesures (p. ex. les contacts sociaux, la taille du réseau, la solitude, le soutien social ou des indices composites qui combinent plusieurs dimensions de l’isolement social) montre clairement que le manque de relations sociales a des répercussions négatives sur la longévitéNote 3Note 6Note 8Note 16Note 39Note 40Note 41.

La combinaison des mesures de la solitude et du faible sentiment d’appartenance à la collectivité, utilisée avec succès dans une étude précédenteNote 42, résume bien ce que WeissNote 43 appelle la solitude émotionnelle, soit l’absence de liens étroits ou de relations personnelles, et la solitude sociale, soit l’absence de liens avec un vaste réseau social comme les amis et les groupes communautaires. Comme dans le cas de la théorie de l’écart de la solitudeNote 35, le croisement entre la solitude et le faible sentiment d’appartenance à la collectivité permet d’identifier les personnes qui semblent subjectivement plus vulnérables, celles qui se sentent isolées tant dans leurs relations personnelles étroites que de la collectivité dans son ensemble. L’isolement objectif représente un manque de contacts sociaux mesurés de manière quantitative, dans la présente étude, par la participation peu fréquente aux activités communautaires. La mesure subjective et la mesure objective sont des concepts distinctsNote 44 mais apparentés : plus le réseau est grand, plus il est probable que le besoin de relations étroites d’une personne sera comblé et réduira le sentiment de solitudeNote 45.

Notre étude, qui examine l’isolement social subjectif et l’isolement social objectif comme des entités distinctes, mais apparentées, s’ajoute à d’autres étudesNote 18Note 20Note 21Note 39Note 40 visant à déterminer l’effet de chacune d’entre elles sur la mortalité en tenant compte de l’effet de l’autre. Conformément à ces études précédentes, nos résultats révèlent une association indépendante entre l’isolement objectif et la mortalité qui n’a pas persisté pour l’isolement subjectif.Note 20Note 21Note 39Note 40 Beller et WagnarNote 18 ont en outre révélé un effet synergique par lequel l’interaction entre la solitude et une mesure objective des interactions sociales était significative et que plus le degré de l’une était élevé, plus l’effet de l’autre sur la mortalité était marqué. La présente étude n’a pas permis de relever une interaction significative entre l’isolement subjectif et l’isolement objectif en lien avec la mortalité. EllwardtNote 21 a constaté que l’association entre l’isolement subjectif (solitude émotionnelle et sociale) et la mortalité ne persistait pas lorsque la santé mentale était ajoutée au modèle et a émis l’hypothèse que la relation avec la mortalité était indirecte. Dans la présente étude, nous avons émis l’hypothèse que le lien par lequel l’isolement social présente une association avec la mortalité est l’état de santé fonctionnelle (qui comporte une dimension de santé émotionnelle). L’analyse causale a étayé cette conclusion. Ensemble, ces résultats soulignent l’importance d’intégrer des mesures de l’isolement tant subjectives qu’objectives aux analyses.

Notre étude considère l’état matrimonial et les modalités de vie (combinés en une seule covariable) comme un facteur confusionnel potentiel dans la relation entre l’isolement social et la mortalité plutôt que comme une mesure de l’isolement social en soi. KlinenbergNote 46 souligne que, depuis le milieu des années 1900, il est devenu de plus en plus courant de vivre seul et que cette réalité n’est pas synonyme de solitude ou d’isolement social. La perte d’un conjoint peut certainement entraîner l’isolement social, mais une union malheureuseNote 3Note 45 ou commencer à soigner un partenaire malade le peut tout autantNote 47Note 48. Notre étude a révélé que le fait de ne pas avoir de partenaire (marié ou en union libre) était un facteur de risque de mortalité chez les femmes au-delà des répercussions de l’isolement social; chez les hommes, l’association évidente était davantage attribuable à l’état de santé et aux comportements.

Forces et limites

L’une des forces de la présente étude est le vaste échantillon représentatif de la population âgée à domicile de 2008 à 2009. L’étude couvre une longue période de suivi de huit à neuf ans et comporte des couplages avec des données de qualité sur les décès provenant de l’état civil. L’inclusion d’une mesure objective et d’une mesure subjective de l’isolement social permet d’examiner leurs contributions relatives à la mortalité. De plus, le vaste échantillon permet d’analyser les associations entre l’isolement social et la mortalité séparément chez les hommes et chez les femmes.

Il convient de souligner un certain nombre de limites. Bien que l’état de santé fonctionnelle ait été conceptualisé comme étant le lien de causalité entre l’isolement social et la mortalité, ces risques ont été mesurés au même moment dans l’ESCC-VS transversale. Si cette étude a pour prémisse que l’isolement social est un facteur de risque d’un mauvais état de santé, le contraire peut aussi être vrai. L’isolement social, l’état de santé, les comportements et d’autres covariables ont été mesurés au cycle de référence seulement, et il n’est donc pas possible de déterminer s’ils ont varié pendant la période de suivi. Les données sur les transitions (p. ex. d’employé à retraité) et les changements dans les circonstances de la vie (p. ex. la perte du conjoint) qui peuvent être associés à l’isolement social n’étaient pas disponibles dans les données transversales sur lesquelles repose la présente étude. L’ESCC-VS n’inclut pas les résidents des établissements de soins de longue durée. Les personnes interposées (2,2 % de l’échantillon) ont été exclues de l’analyse. Même si cette exclusion peut introduire un biais, l’inclusion des réponses données au nom des personnes ayant une déficience le ferait tout autantNote 49. Une analyse de certaines caractéristiques de la population à l’étude indique que les personnes interposées étaient plus susceptibles d’être des hommes plus âgés et dans un état de santé pire que celui des personnes répondant elles-mêmes aux questionsNote 42. Les données de l’ESCC-VS sont autodéclarées et ne sont pas vérifiées auprès d’une autre source. Certaines variables potentiellement pertinentes (par exemple, la consommation de médicaments et les antécédents médicaux) n’étaient pas disponibles. Le couplage probabiliste a servi à apparier les enregistrements de l’enquête et les données sur les décès. Il est possible que de faux liens aient été établis ou que de vrais liens n’aient pas été établis. La BCDECD comporte des données sur les décès survenus essentiellement au Canada; les répondants qui sont décédés à l’étranger représentent moins de 0,2 % des données couplées. L’étude avait pour objectif principal d’examiner les associations entre l’isolement social et la mortalité. Par conséquent, seuls certains facteurs associés à l’isolement social, à l’état de santé et à la mortalité ont été intégrés aux modèles multivariés. Les études futures pourraient évaluer si les relations entre l’isolement social et la mortalité étaient différentes chez des populations précises identifiées selon des caractéristiques, comme l’appartenance à la communauté LGBTA, le statut d’Autochtone ou la situation linguistique minoritaire.

Conclusion

Notre étude relève et quantifie les associations directes et indirectes entre des mesures de l’isolement social et la mortalité. Les mécanismes par lesquels l’isolement social a des répercussions sur l’état de santé et la mortalité sont vraisemblablement nombreux et variés. À titre d’exemple, la faible participation sociale pourrait témoigner de lacunes dans les réseaux sociaux, de problèmes de mobilité, du manque de transport, de l’isolement géographique ou d’autres facteurs comme la perte auditive ou la perte de vision, qui posent des obstacles à la participation sociale. Le sentiment d’isolement pourrait découler de la perte de relations ou de changements dans les relations en raison d’un décès ou d’une séparation, de problèmes de santé physique et mentale, de la discrimination fondée sur l’âge et d’autres facteurs qui amènent les gens à se sentir seuls et éloignés de la collectivité.

Nos résultats appuient le dépistage et des initiatives comme la prescription sociale par les cliniciens en soins primairesNote 50 et Collectivités-amies des aînés (CAA)Note 51Note 52. Dans le premier cas, les médecins soumettent leurs patients au dépistage et les dirigent vers des services communautaires non cliniques axés sur les déterminants sociaux de la santé, dont l’isolement social, en prenant en considération les besoins et les intérêts des personnesNote 50Note 53. L’initiative CAANote 54, qui a été mise en œuvre dans le monde entier, y compris dans certaines collectivités canadiennes, fournit des lignes directrices pour adapter les structures et les services afin de mieux répondre aux besoins d’une population vieillissante dans plusieurs domaines, dont la participation sociale. S’attaquer à l’isolement social constitue une approche en amont susceptible de contribuer à améliorer la qualité de vie et à retarder la morbidité et la mortalité.

À l’heure actuelle, de nombreux Canadiens vivent de l’isolement social en raison de la pandémie de la COVID-19; on conseille aux personnes âgées en particulier de s’isoler physiquement pour réduire le risque d’infection. Si la présente étude examine les associations entre l’isolement social et la mortalité sur une période de neuf ans, elle souligne également l’importance que les personnes âgées retournent à leurs activités et retrouvent leurs interactions après la pandémie pour éviter de vivre de l’isolement social à long terme.

Remerciements

Statistiques Canada remercie tous les participants pour leur collaboration et leurs conseils lors de l’élaboration de l’ESCC-VS de 2008-2009. Le contenu de l’Enquête a été élaboré par la Division de la statistique de la santé de Statistique Canada, de concert avec Santé Canada, l’Agence de la santé publique du Canada et les experts de l’Étude longitudinale canadienne sur le vieillissement (ELCV), une initiative importante des Instituts de recherche en santé du Canada. Ont participé aux consultations des partenaires de Ressources humaines et Développement social Canada et des ministères provinciaux et territoriaux de la Santé. L’ajout à l’Enquête de 5 000 répondants âgés de 45 à 54 ansa été financé par l’intermédiaire de l’ELCV.

Annexe

Références
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