Rapports sur la santé
Association de la fragilité et de la préfragilité avec un risque accru de mortalité chez les aînés canadiens

par Heather Gilmour et Pamela L. Ramage-Morin

Date de diffusion : le 21 avril 2021

DOI: https://www.doi.org/10.25318/82-003-x202100400002-fra

La fragilité est un syndrome complexe qui touche de multiples systèmes du corps – les personnes âgées qui sont fragiles affichent habituellement un état de vulnérabilité accru qui fait suite à une accumulation de décréments liés à l’âge ou à la maladieNote 1. Elle s’accompagne d’une perte accélérée des réserves physiologiques, ce qui entraîne une réduction de la résistance aux stresseurs et, subséquemment, la capacité des personnes fragiles à éviter les maladies ou les traumas et à se rétablir après avoir été touchéesNote 2. Même si elle est de plus en plus courante à des âges plus avancés, la fragilité ne fait pas systématiquement partie du processus de vieillissement, puisque l’état de santé de personnes du même âge peut se révéler extrêmement différentNote 3.

La fragilité constitue une menace à l’autonomie des personnes âgées, de même qu’à leur capacité à « vieillir chez soi », c’est-à-dire à vivre dans la résidence et la collectivité de leur choix aussi longtemps qu’elles le souhaitentNote 4Note 5. Le risque d’issues indésirables comme des chutes, des fractures, une morbidité prématurée et le décès augmente en cas de fragilité, parallèlement à la demande de ressources en soins de santé, notamment les hôpitaux et les établissements de soins de longue duréeNote 6Note 7Note 8Note 9Note 10. Au-delà de la menace à la qualité de vie d’une personne, la fragilité et les dépendances qui y sont associées peuvent avoir des répercussions sur les membres de la famille et d’autres aidants informelsNote 4Note 11.

Bien que tous s’entendent habituellement sur le concept de fragilité, il n’en est rien lorsqu’il est question de détection et d’évaluation de ce problème de santéNote 12Note 13Note 14. Deux principales méthodes permettent d’évaluer la fragilitéNote 11. La première est la méthode des phénotypes, selon laquelle les personnes sont classées par catégories au moyen d’un modèle de syndrome biologique dans lequel les personnes qui affichent au moins trois composantes physiques sur cinq (perte de poids non intentionnelle, épuisement autodéclaré, faiblesse de préhension, démarche lente et faible niveau d’activité physique) appartiennent à la catégorie des personnes fragilesNote 7. La deuxième méthode, celle sur laquelle repose la présente étude, est l’indice de fragilité, qui permet d’évaluer les déficits accumulés en matière de santé tout au long d’une vie et comprend les symptômes, les maladies chroniques et l’incapacité. Plus le ratio de déficits d’une personne est élevé relativement au nombre de déficits pris en compte, plus grandes sont ses chances d’être considérée comme étant une personne fragileNote 15Note 16Note 17. Cette méthode comprend une vaste sélection de concepts, et le nombre de déficits se situe habituellement entre 30 et 75Note 16. Les deux méthodes ont été utilisées dans le cadre de recherches épidémiologiques et dans la pratique clinique, mais les estimations de la prévalence se révèlent en général plus élevées dans la méthode tenant compte de l’accumulation des déficits que dans celle portant sur les phénotypesNote 2Note 18.

La surveillance de la fragilité chez les personnes âgées gagne en importance au Canada, qui connaît une croissance rapide de sa population vieillissante. La proportion de Canadiens de 65 ans ou plus devrait augmenter, passant de 17,5 % en 2019 à quelque 21,4 % à 29,5 % en 2068Note 19. Malgré le lien bien établi entre la fragilité et la mortalité toutes causes confonduesNote 9Note 18, on en sait moins sur la mortalité liées à une cause préciseNote 20Note 21. Cette étude permet d’estimer la prévalence de la fragilité et de la préfragilité chez les personnes de 65 ans ou plus au Canada et d’examiner les liens existants entre la mortalité – toutes causes confondues et attribuables à une cause précise (c.-à-d. les tumeurs, les maladies de l’appareil circulatoire et les maladies de l’appareil respiratoire) – sur une période de suivi de trois à cinq ans. Les différences de fragilité et de mortalité entre les sexes sont mises en évidence.

Méthodes

Sources de données

Enquête sur la santé dans les collectivités canadiennes de 2013 et de 2014

L’Enquête sur la santé dans les collectivités canadiennes (ESCC) de 2013 et de 2014, qui est une enquête transversale, a permis de recueillir des données sur l’état de santé, le recours aux soins de santé et les déterminants de la santé pour la population âgée de 12 ans ou plus vivant au sein de ménages privés (c.-à-d. ne vivant pas en établissement) de toutes les provinces et de tous les territoires. Dans le cadre de cette enquête, on ne tient pas compte des membres à temps plein des Forces armées canadiennes et des résidents vivant dans les réserves des Premières Nations et dans certaines régions éloignées. Ensemble, ces exclusions représentent moins de 3 % de la population cible. La collecte de données a lieu chaque année, de janvier à décembre. Le taux de réponse a été de 66,2 %. Il est possible de consulter la documentation détaillée sur l’ESCC à https://www23.statcan.gc.ca/imdb/p2SV_f.pl?Function=getSurvey&Id=144170.

Base canadienne de données de l’état civil – Décès

La Base canadienne de données de l’état civil – Décès (BCDECD) est un ensemble de données administratives qui comprend des données démographiques et des données sur la cause des décès qui surviennent au Canada. Des données sont obtenues chaque année à partir des registres provinciaux et territoriaux de la statistique de l’état civil. La présente analyse repose sur les décès survenus de janvier 2013 à décembre 2017, dont les données ont été couplées aux enregistrements de l’ESCC. Il est possible de consulter la documentation détaillée sur la BCDECD à https://www23.statcan.gc.ca/imdb/p2SV_f.pl?Function=getSurvey&Id=144170.

Couplage des données

Après son approbation (007-2018) par le statisticien en chef du Canada, le couplage a été réalisé conformément à la Directive sur le couplage de microdonnées. Les données des répondants à l’ESCC qui ont consenti au partage et au couplage de leurs données ont été couplées de manière probabiliste au Dépôt d’enregistrements dérivés dans l’Environnement de couplage de données sociales de Statistique Canada. Le couplage d’enregistrements probabiliste fonctionne avec des identificateurs non uniques (p. ex. le nom, le sexe, la date de naissance et le code postal) et permet d’estimer la probabilité que les enregistrements renvoient à la même entitéNote 22. Seuls les employés qui interviennent directement dans le processus ont accès aux données requises pour le couplage, mais ils n’ont pas accès aux renseignements liés à la santé ou aux décès. Un fichier analytique sans données d’identification a été créé pour les besoins de la présente étude.

Échantillon de l’étude

L’étude est fondée sur les répondants de 65 ans ou plus à l’ESCC de 2013 et de 2014, pour qui les données des personnes décédées ont été couplées à celles de la BCDECD (annexe, tableau A)Note 22. La période maximale de suivi, qui est de trois à cinq ans, allait de la date de l’interview du répondant dans le cadre de l’ESCC jusqu’au 31 décembre 2017 ou jusqu’à son décès, selon la première occurrence. L’échantillon de l’étude se composait de 29 302 personnes (12 578 hommes et 16 724 femmes), dont 3 540 personnes (1 757 hommes et 1 783 femmes) sont décédées pendant la période de suivi, entre le moment de leur interview dans le cadre de l’ESCC et le 31 décembre 2017.

Définitions

Indice de fragilité

Cette étude est fondée sur le cadre de référence de l’accumulation de déficits sur lequel repose la construction d’un indice de fragilité (IF)Note 15Note 16Note 17, de même que sur l’opérationnalisation et la validation de l’IF en utilisant des variables de l’ESCCNote 23. Les valeurs de 0,0 à 1,0 attribuées aux déficits correspondaient au niveau de chaque déficit (c.-à-d. de aucun déficit à déficit maximal) (annexe, tableau A). La somme des valeurs, divisée par le nombre total de déficits (30), indiquait des scores sur l’IF allant de 0,0 (le niveau de fragilité le plus faible) à 1,0 (le niveau de fragilité le plus élevé). Les déficits liés à la santé fonctionnelle ont été établis à partir des huit attributs de l’indice de l’état de santé (Health Utilities Index Mark 3) : la vision, l’ouïe, la parole, la mobilité, la dextérité, l’émotion, la cognition et la douleur ou l’inconfortNote 24. Chaque attribut comporte cinq ou six niveaux qui sont rajustés à trois (parole), cinq (santé émotionnelle, douleur ou inconfort, et vision) ou six (ouïe, mobilité, cognition et dextérité) scores équidistants imposésNote 23. Tous les déficits sur l’IF étaient autodéclarés, y compris l’indice de masse corporelle, mais les valeurs ont ensuite fait l’objet d’une correction afin de tenir compte de la tendance des répondants à surestimer leur taille et à sous-estimer leur poidsNote 25.

Lorsque des renseignements au sujet d’un déficit étaient manquants pour un répondant, le dénominateur était réduit en fonction du nombre de déficits manquants, jusqu’à concurrence de cinq. Par exemple, l’IF d’un répondant pour lequel des renseignements sur un déficit sont manquants reposera sur un dénominateur de 29 au lieu de 30. La majorité des enregistrements (85,2 %) renfermaient des données complètes pour tous les déficits composant le score sur l’IF; il manquait une valeur dans 8,6 % des enregistrements, et de deux à cinq valeurs dans les 6,2 % restants.

Après l’application de valeurs seuils préalablement validéesNote 23, les scores continus sur l’IF ont été classés dans les catégories suivantes (Tableau 1).

Mortalité

Les données sur la mortalité reposent sur la cause initiale de décès, définie comme « la maladie ou la blessure à l’origine de l’enchaînement d’événements morbides ayant directement ou indirectement mené au décès, ou les circonstances de l’accident ou de la violence qui ont donné lieu à la blessure fataleNote 26 ». Ces données provinciales et territoriales, extraites des certificats de décès, ont été codées selon la 10e édition de la Classification internationale des maladies (CIM-10). La mortalité toutes causes confondues correspond aux décès découlant de toute cause initiale qui sont survenus durant la période de suivi. La taille limitée de l’échantillon a nécessité la présentation de la mortalité attribuable à une cause précise pour les trois causes principales de décès, par catégories générales : tumeurs (codes C00 à D48), maladies de l’appareil circulatoire (codes I00 à I99), maladies de l’appareil respiratoire (codes J00 à J99) (annexe, tableau B). La catégorie des tumeurs comprend les tumeurs bénignes, de même que celles ayant un comportement incertain ou inconnu.

Covariables

Pour les statistiques descriptives, des groupes d’âge ont été formés (65 à 74 ans, 75 à 84 ans et 85 ou plus); ils ont été utilisés comme variable continue dans les analyses multivariées. Les catégories du sexe sont homme ou femme. Les personnes âgées font référence aux personnes de 65 ans ou plus. Le niveau de scolarité du ménage, c’est-à-dire le niveau le plus élevé atteint par un membre du ménage, a servi à évaluer le statut socioéconomique (sans diplôme d’études postsecondaires et diplôme d’études postsecondaires ou plus). La préférence accordée au niveau de scolarité par rapport au revenu s’explique par le fait que ce dernier peut changer de façon marquée après la retraite et à la suite d’autres changements quant à la participation à la population active. Une combinaison de l’état matrimonial et de la situation des particuliers a permis d’utiliser les catégories marié(e)s ou en union libre par rapport à non marié(e) ni en union libre, c.-à-d. célibataire, veuf(ve) ou divorcé(e). Cette dernière catégorie a ensuite fait l’objet d’autres divisions pour préciser si ces personnes vivent seules ou avec d’autres personnes, ces autres personnes pouvant être un enfant, un(e) ami(e), un frère ou une sœur, ou quelqu’un d’autre. Le statut relatif aux langues officielles comptait les catégories minorité parlant français (les francophones hors Québec), minorité parlant anglais (les anglophones du Québec) ou aucune langue minoritaire. Les personnes qui ne parlaient pas une langue officielle (moins de 1 % de l’échantillon) n’ont pas été prises en compte dans les estimations de la prévalence. Le statut de fumeur comportait les catégories fumeur actuel, ancien fumeur ou n’a jamais fumé.Le statut de buveur reposait sur la consommation d’alcool dans les 12 mois précédant l’interview dans le cadre de l’ESCC, et comportait les catégories de consommation régulière (une fois par mois ou plus), occasionnelle (moins d’une fois par mois) et jamais.

Techniques d’analyse

Le nombre et le pourcentage de personnes âgées ont été présentés selon le statut de fragilité (fragile ou non fragile) et des catégories plus précises (robuste, préfragile, modérément fragile et très fragile). Des tableaux croisés ont servi à estimer la prévalence de la fragilité selon des caractéristiques sociodémographiques, à savoir le sexe, le groupe d’âge, le niveau de scolarité, l’état matrimonial et la situation des particuliers, la province ou le territoire, et le statut relatif aux langues officielles. Le nombre et le pourcentage de décès dans la cohorte de 2013 et de 2014 durant la période de suivi ont été estimés pour les catégories des personnes fragiles et non fragiles. Des modèles à risques proportionnels de Cox, corrigés pour tenir compte de l’âge, du sexe, du niveau de scolarité du ménage, de l’état matrimonial et de la situation des particuliers, du statut de fumeur et de la consommation d’alcool, ont servi à examiner des associations entre des catégories de fragilité plus détaillées (quatre) et la mortalité. Des modèles préliminaires de la mortalité toutes causes confondues et attribuables à une cause précise ont été stratifiés selon le sexe (données non présentées). Les résultats concordaient avec les modèles pour les deux sexes pris ensemble. Par conséquent, les données ont été combinées en modèles uniques pour tenir compte du sexe de la personne. De plus, un IF à gradation continue a servi à répéter les modèles et permis d’exprimer les rapports des risques instantanés par augmentation de 0,1 de la fragilité (équivalant à une hausse de 10 %).

Des poids d’échantillonnage ont été utilisés pour tenir compte de probabilités de sélection inégales et réduire les risques possibles de biais résultant d’écarts dans les taux de réponse, de partage et de consentement au couplage. Des intervalles de confiance à 95 % et des tests d’hypothèse ont été estimés au moyen de la méthode du bootstrap (500 itérations). Des comparaisons ont été effectuées au moyen de tests t, et le seuil de signification alpha a été établi à 0,05. L’utilisation de la version 11.0 de SUDAAN exécutable en SAS pour analyser les données a permis de tenir compte de toute sous-estimation des erreurs-types attribuable au plan de sondage complexeNote 27.

Résultats

Caractéristiques de référence de la population à l’étude

L’échantillon pondéré de l’étude (n = 29 302) représentait une population estimée à 5,2 millions de personnes de 65 ans ou plus vivant au sein de ménages privés. L’âge moyen de la population à l’étude était de 74 ans en 2013 et en 2014. Parmi la population à l’étude, près de la moitié (46 %) se composait d’hommes, la plupart (64 %) étaient mariés ou vivaient en union libre, et 62 % vivaient dans des ménages comptant au moins une personne titulaire d’un diplôme d’études postsecondaires.

Prévalence de la fragilité

L’utilisation de la valeur seuil préalablement validéeNote 23, supérieure à 0,21, a permis de déterminer qu’une proportion estimée à 22 % (1,1 million) de personnes âgées résidant dans la collectivité étaient fragiles (tableau 2; figure 1). La fragilité augmentait avec l’âge, allant de 15 % chez le groupe d’âge le plus jeune (65 à 74 ans) à près de la moitié (48 %) pour la population âgée de 85 ans ou plus. Les femmes de tous les groupes d’âge étaient plus susceptibles d’être fragiles. Les personnes issues de ménages ayant un plus faible niveau de scolarité et qui n’étaient pas mariées ou qui ne vivaient pas en union libre étaient aussi plus susceptibles d’être fragiles. Le pourcentage de personnes âgées fragiles était plus faible au Québec que dans le reste du Canada, et plus élevé en Nouvelle-Écosse, au Nouveau-Brunswick, en Ontario et au Manitoba. Aucun lien n’a pu être nettement établi entre le statut relatif aux langues officielles et la fragilité.

La population de personnes âgées fragiles (22 %) se composait de 19 % de personnes modérément fragiles et de 3 % de personnes très fragiles. Cette dernière catégorie a obtenu un score de 0,45 ou plus sur l’IF (figure 1). La plupart des personnes âgées (78 %) se situaient sous la valeur seuil de la fragilité de 0,21 ou l’atteignaient; 47 % se classaient dans la catégorie des personnes robustes (IF de 0,10 ou moins), tandis que 32 % étaient des personnes préfragiles (IF supérieur à 0,10 et inférieur à la valeur seuil de 0,21).

Fragilité et mortalité toutes causes confondues

Au cours de la période de suivi de trois à cinq ans, 11 % (575 000) des personnes âgées de la cohorte de 2013 et de 2014 sont décédées, à savoir 13 % d’hommes et 10 % de femmes (tableau 3). Les personnes âgées fragiles étaient plus de trois fois plus susceptibles de mourir que celles qui ne l’étaient pas (35 % par rapport à 7 %). La probabilité accrue de décès chez les personnes fragiles était évidente chez les hommes et les femmes, de même que dans tous les groupes d’âge.

Le tableau 4 montre le risque de mortalité chez les personnes âgées robustes, préfragiles, modérément fragiles ou très fragiles, en tenant compte des covariables. Même les personnes classées dans la catégorie des personnes préfragiles présentaient un risque plus élevé de mortalité que celles de la catégorie des personnes robustes. Les personnes âgées classées dans la catégorie des personnes préfragiles affichaient un risque 50 % plus élevé de mortalité, et ce risque augmentait davantage chez les personnes des catégories de personnes modérément fragiles ou très fragiles.

Principales causes de mortalité

Les principales causes initiales de décès chez les personnes de la cohorte de 2013 et de 2014 étaient les tumeurs, les maladies de l’appareil circulatoire et les maladies de l’appareil respiratoire (tableau 5). Les décès de causes liées aux maladies de l’appareil circulatoire et aux maladies de l’appareil respiratoire survenaient en plus grande proportion chez les personnes âgées fragiles que chez celles ne l’étant pas, tandis que le contraire était observé pour les décès causés par des tumeurs. Des modèles ont révélé que comparativement aux personnes âgées robustes, celles qui étaient préfragiles ou pires présentaient des risques de mortalité plus élevés (rapport des risques instantanés [RRI] entre 1,4 et 7,6) pour chacune de principales causes de décès, même après avoir tenu compte du sexe, de l’âge, du statut de fumeur, de la consommation d’alcool, et de l’état matrimonial et de la situation des particuliers (tableau 4). De même, les modèles de survie de Cox fondés sur un IF continu ont permis de démontrer un lien entre une fragilité de référence 10% supérieure (c.-à-d. incrément de 0,1 de l’IF) et un risque accru de mortalité toutes causes confondues (RRI = 1,5; intervalle de confiance [IC] à 95 % : 1,4 à 1,6), ainsi que de décès causés par des tumeurs (RRI = 1,2; IC à 95 % : 1,1 à 1,3), une maladie de l’appareil circulatoire (RRI = 1,5; IC à 95 % : 1,3 à 1,6) et une maladie de l’appareil respiratoire (RRI = 1,6; IC à 95 % : 1,4 à 1,8) (données non présentées dans le tableau).

Discussion

Cette étude présentait la prévalence de la fragilité chez les personnes âgées résidant dans la collectivité au Canada, en 2013 et en 2014, au moyen d’un indice conçu et validé à partir de données canadiennes. Les estimations du risque de mortalité, produites de façon prospective en lien avec les scores sur l’IF, reposaient sur des données d’enquêtes menées à l’échelle de la population couplées à des données sur les décès de la statistique de l’état civil.

L’utilisation d’une valeur seuil préalablement validéeNote 23 a permis d’estimer que 22 % (1,1 million) des personnes âgées étaient fragiles. Ce résultat concorde avec la prévalence groupée de 24 % de fragilité dans la population âgée de 65 ans ou plus tirée d’études précédentes appliquant une méthode d’accumulation des déficitsNote 18, y compris une étude canadienne qui estimait que 23 % des personnes âgées étaient fragiles en 1994 et en 1995Note 28. En outre, une autre étude canadienne, fondée sur des données recueillies entre 2007 et 2013, a permis d’estimer que 20 % des personnes âgées étaient fragilesNote 29. Ces résultats viennent étayer la notion voulant qu’un score sur l’IF est fiable malgré les différences au chapitre de la méthodologie utilisée et le nombre de déficits pris en compteNote 16, et indiquent aussi une possible stabilité de la prévalence de la fragilité dans la population canadienne résidant dans la collectivité (du moins avec l’utilisation d’une méthode d’accumulation des déficits, qui tend à donner lieu à des estimations de la fragilité plus élevées que celles obtenues au moyen de la méthode des phénotypes)Note 18Note 28.

Des chercheurs ont constaté un paradoxe entre hommes et femmes en matière d’état de santé et de survie, c’est-à-dire que même si les femmes sont plus susceptibles de présenter un plus mauvais état de santé que les hommes, elles tendent aussi à vivre plus longtempsNote 12Note 30. Des données probantes tirées de cette étude et d’études précédentesNote 30Note 31 montrent que sur l’IF, les différences quant au sexe se caractérisent par le paradoxe selon lequel les femmes ont une prévalence de la fragilité plus élevée, mais que les hommes fragiles présentent un risque plus élevé de mortalité que les femmes fragiles, sans égard à l’âge. Alors que les femmes ont une espérance de vie moyenne plus longueNote 32 et une plus forte probabilité d’être fragilesNote 18Note 28, les femmes âgées fragiles vivront plus longtemps que les hommes ayant le même état de santé, et leur plus grand besoin de soins à domicile sera enclin à perdurerNote 33.

Dans cette étude, les personnes âgées étaient classées en quatre catégories, allant des personnes robustes aux personnes très fragiles. En plus des 22 % de personnes âgées fragiles, 32 % (1,6 million) se classaient dans la catégorie des personnes préfragiles. Même si ces personnes ne satisfaisaient pas au critère de fragilité, elles n’en demeurent pas moins exposées à un risque plus élevé de mortalité que celles de la catégorie des personnes robustes. Conformément aux études précédentes, les résultats obtenus montrent l’existence d’un lien entre la fragilité et la préfragilité et un risque accru de mortalité toutes causes confondues, qui va au-delà des répercussions de l’âgeNote 10Note 18Note 34. La catégorie des personnes préfragiles bénéficie d’un éventuel point d’intervention précoce permettant de gérer le glissement des personnes qui sont engagées sur la trajectoire de la fragilité sans pourtant se classer jusque-là dans la catégorie des personnes fragilesNote 9Note 35. La promotion de l’augmentation de l’activité physique et de la diminution du temps de sédentarité, de même que l’apport de solutions au problème de solitude et d’isolement social, pourrait permettre de prévenir plus efficacement l’apparition de la fragilité ou de ralentir le déclin des personnes déjà fragilesNote 9Note 36Note 37Note 38Note 39Note 40, ce qui contribuerait aux possibilités de vieillir chez soi et de réduire le risque de mortalité.

Peu d’études ont permis d’examiner la fragilité sous l’angle de la mortalité attribuable à une cause préciseNote 20Note 21Note 31Note 41Note 42 et leurs résultats sont mitigés. Cette étude a permis de montrer l’association entre une fragilité accrue et un risque plus élevé de mortalité dans des modèles entièrement corrigés pour les trois principales causes initiales de décès examinées : les tumeurs, les maladies de l’appareil circulatoire et les maladies de l’appareil respiratoire. Les personnes âgées fragiles et préfragiles présentaient un risque de 1,6 à 2,0 fois plus grand de mortalité attribuable à des tumeurs que les personnes âgées robustes. Quelques études antérieures n’ont pas permis de conclure à une association marquée entre la fragilité et le risque accru de mortalité attribuable à un cancerNote 20Note 31 ou à une incidence de cancerNote 43, tandis que d’autres études ont révélé que la fragilité (mais pas la préfragilité) augmentait le risque de mortalité attribuable à un cancerNote 21Note 41. Dans cette étude, de même que dans une étude antérieureNote 21 dans laquelle un modèle des phénotypes de la fragilité a été utilisé, la proportion de décès attribuables au cancer était plus faible chez les personnes fragiles que chez celles qui ne l’étaient pas, selon les premières évaluations. Il se pourrait que la fragilité ajoute au risque présenté par d’autres problèmes de santé, ce qui occasionnerait une plus grande variabilité des causes de décès chez les personnes fragiles que chez celles qui ne le sont pasNote 21.

Dans cette étude, les maladies de l’appareil circulatoire ont aussi été associées à un risque accru de mortalité, tant chez les personnes âgées fragiles que chez les personnes âgées préfragiles. Certaines études ont permis d’établir un lien entre la fragilité et le risque accru de mortalité attribuable à une maladie cardiovasculaireNote 20Note 21Note 41Note 42, tandis qu’une étude concluait que cela s’avérait chez les femmes, mais pas chez les hommesNote 31. Malgré la difficulté de faire des comparaisons directes en raison des différentes mesures de la fragilité, de l’utilisation de variables catégoriques ou continues et des différentes définitions de la cause de décès, les constatations des études antérieures soutiennent en règle générale le fait que le risque de mortalité attribuable à une maladie de l’appareil circulatoire est plus élevé chez les personnes âgées fragiles que chez les personnes âgées robustes.

Le décès causé par une maladie de l’appareil respiratoire a fait l’objet de moins d’études que les autres causes. Dans cette étude, l’état de préfragilité ou de fragilité a été associé à un risque de deux à huit fois plus élevé de mortalité attribuable à une maladie de l’appareil respiratoire, ce qui concorde avec des constatations antérieuresNote 20Note 21.

Points forts et limites

L’un des points forts de la présente étude est le vaste échantillon représentatif de la population âgée résidant dans la collectivité de 2013 à 2014. Elle comprend des couplages à des données statistiques de l’état civil de qualité qui procurent une période de suivi de trois à cinq ans. Les données autodéclarées ayant servi à l’IF et les covariables présentent une possible faiblesse, puisque leur vérification au moyen d’une autre source est impossible, malgré la correction de l’indice de masse corporelle visant à tenir compte des habitudes connues de déclarations erronéesNote 25.

Les IF sont habituellement produits au moyen de variables dichotomiques, et leurs scores découlent du nombre de déficits proportionnellement au total des déficits. Une des forces de l’IF de cette étude est son inclusion de variables qui englobent des niveaux d’un déficit qui favorisent un score global plus nuancé. Les scores d’un extrême ou de l’autre d’une variable saisissent avec plus d’exactitude les niveaux les plus bas et les plus hauts d’un déficit, par exemple « marche sans difficulté et sans appareil » (score : 0,0) et « ne marche pas du tout » (score : 1,0).

Au départ, la fragilité a été évaluée selon les données de l’ESCC, qui est une enquête transversale. La durée de l’état de fragilité avant l’interview réalisée dans le cadre de l’ESCC était inconnue. Il n’était pas possible de mesurer les changements de l’état de fragilité au cours de la période de suivi. WangNote 44 a établi un lien entre tout antécédent de fragilité, notamment un passage souhaité (positif) de la fragilité à la robustesse, et un risque plus élevé de mortalité comparativement aux personnes n’ayant jamais été fragiles. Par conséquent, les associations estimées qui ont été faites entre la fragilité initiale et la mortalité pourraient sous-estimer les associations réelles.

L’étude ne permet pas de savoir si d’autres comportements ou caractéristiques évalués au départ ont changé au cours de la période de suivi. Par exemple, la consommation d’alcool au cours des 12 mois précédant l’interview réalisée dans le cadre de l’ESCC pourrait avoir changé pendant la période de suivi. Les comportements pourraient avoir changé en raison d’une maladie ou d’autres circonstances, et ne pas nécessairement refléter un comportement habituel au cours de la vie ou à long terme.

Dans le cadre de l’ESCC, on ne tient pas compte des résidents des établissements de soins de longue durée, ce qui exclut des estimations de la prévalence de la fragilité les personnes les plus susceptibles d’être fragiles. La méthode du couplage probabiliste a été utilisée pour apparier les enregistrements de l’enquête et les données sur les décès. Il est possible que de faux liens aient été établis ou que de vrais liens n’aient pas été établis. La BCDECD comprend des données sur les décès survenus principalement au Canada. Les données des répondants qui sont décédés à l’extérieur du Canada représentent moins de 0,2 % des données couplées.

Conclusion

Dans le cadre de cette étude, on a estimé que 22 % des Canadiens âgés se classent dans la catégorie des personnes fragiles, et 32 % de ceux-ci se classent dans la catégorie des personnes préfragiles. Les deux catégories ont été associées à un risque accru de mortalité toutes causes confondues chez les personnes âgées résidant dans la collectivité au cours d’une période de suivi de trois à cinq ans. C’était également le cas pour ce qui est de la mortalité attribuable à des tumeurs, à des maladies de l’appareil circulatoire et à des maladies de l’appareil respiratoire. Les données sur le risque de mortalité attribuable à une cause précise, associées à la fragilité, pourraient mieux éclairer les approches en matière de traitement et de politiques visant la prévention de la mortalité liée à la fragilité. D’autres recherches menées à partir de données longitudinales pourraient permettre de déterminer si les personnes âgées qui se classent dans la catégorie des personnes préfragiles risquent de devenir fragiles. Si tel est le cas, la catégorie des personnes préfragiles présente un point d’intervention possible pour prévenir ou réduire l’évolution vers la fragilité dans cette catégorie.

Annexe

Références
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