Rapports sur la santé
Caractérisation des personnes en situation d’itinérance et des tendances de l’itinérance d’après les données sur les visites à l’urgence au niveau de la population de l’Ontario, au Canada
par Stephenson Strobel, Ivana Burcul, Jia Hong Dai, Zechen Ma, Shaila Jamani et Rahat Hossain
DOI : https://www.doi.org/10.25318/82-003-x2021001200002-fra
L’itinérance constitue une préoccupation sociale généralisée au Canada et dans de nombreux autres pays développés. Plus de 235 000 personnes au Canada se trouvent en situation d’itinérance au cours d’une année donnée, et de 25 000 à 35 000 personnes peuvent vivre une situation d’itinérance au cours d’une nuit donnéeNote 1Note 2. L’itinérance peut englober toutes sortes de situations, notamment le fait de vivre dans la rue ou dans des endroits qui ne sont pas destinés à l’habitation, le fait de séjourner dans un refuge pour la nuit ou un refuge d’urgence, le fait de vivre temporairement en situation d’itinérance « cachée » chez des amis, des membres de la famille ou des étrangers, ou dans un motel, un centre pour itinérants ou une maison de chambres, ou le fait de résider dans un logement précaire ou inadéquatNote 3. Pour la planification et l’élaboration des politiques, il est important de comprendre la composition de cette population, de savoir si l’itinérance est en progression et de déterminer où l’itinérance se révèle problématique. Toutefois, le recensement des personnes en situation d’itinérance présente de nombreuses difficultés qui peuvent susciter des doutes quant à la qualité des renseignements exploitables.
La « norme de référence » actuelle est la méthode des dénombrements ponctuels, qui consiste à déterminer le nombre de personnes en situation d’itinérance au cours d’une seule nuit une fois tous les deux ansNote 2. Les dénombrements ponctuels se déroulent dans des collectivités désignées et sont donc limités géographiquement à des municipalités ou à des régions particulières. Par conséquent, il se peut qu’une proportion des personnes en situation d’itinérance soit omise des dénombrements ponctuels en raison des variations saisonnières et de la migration entre les collectivités. En outre, les dénombrements ponctuels exigent des ressources importantes, car ce sont des bénévoles qui observent les gens dans la rue et qui font passer des sondages. Les études de recherche fondées sur des enquêtes peuvent servir de complément aux dénombrements ponctuels, mais elles comportent des problèmes semblables, ciblant souvent des refuges ou des organismes communautaires particuliersNote 1Note 2Note 4Note 5Note 6. Ces échantillons peuvent produire des estimations biaisées du nombre de personnes en situation d’itinérance du fait qu’on utilise des sous-populations de commodité telles que les personnes qui résident dans des refuges. La généralisabilité s’en trouve limitée. Malgré l’importance de recueillir des données sur cette population marginalisée, il se peut que les données disponibles en ce moment ne soient pas complètes, actuelles ou tout à fait exactes.
Il y aurait lieu d’affecter les ressources destinées à la lutte contre l’itinérance en se fondant sur des données fiables afin de maximiser l’effet des rares ressources. De plus, il importe que les politiques soient souples et adaptées à l’évolution des tendances observées sur le plan de l’itinérance. Lorsque les données sont recueillies sporadiquement et qu’elles ne sont pas représentatives, il est extrêmement difficile de prendre des décisions appropriées en ce qui a trait aux programmes et aux services. Comme les soins médicaux sont universels au Canada et que le service d’urgence représente l’un des principaux points de contact pour les personnes en situation d’itinéranceNote 7Note 8Note 9, une solution pourrait consister à utiliser les données sur l’ensemble des visites de patients à l’urgence pour assurer un meilleur suivi de cette population.
Aux fins de la présente étude, des données administratives exhaustives sur la santé provenant des visites à l’urgence effectuées par des personnes en situation d’itinérance sont utilisées afin de mieux dénombrer et caractériser cette population de la province de l’Ontario, au Canada, de 2010 à 2017. Cette étude permet d’observer plusieurs tendances relatives au profil démographique et à la répartition géographique de ces patients et vise à démontrer que la surveillance assurée de cette manière peut fournir rapidement aux décideurs et aux fournisseurs de soins de santé des renseignements peu coûteux et relativement détaillés à des fins de planification.
Méthodes
Conception et contexte de l’étude
La présente étude transversale en série permet d’examiner les données administratives sur la santé de la population des personnes en situation d’itinérance en Ontario qui se sont présentées à l’urgence au cours de la période allant de 2010 à 2017. Dans le cadre de cette étude, on a utilisé des données administratives sur la santé recueillies de façon courante et hébergées à l’ICES (www.ices.on.ca), un institut de recherche indépendant sans but lucratif financé par le ministère de la Santé et des Soins de longue durée de l’Ontario. La Loi sur la protection des renseignements personnels sur la santé de l’Ontario autorise l’ICES à recueillir des renseignements personnels sur la santé, sans consentement, à des fins d’analyse ou de compilation de renseignements statistiques liés à la gestion et à la planification du système de santé de l’Ontario. Les principales sources de données sont la Base de données sur les personnes inscrites au Régime d’assurance-santé de l’Ontario, qui contient des renseignements tels que les données démographiques et le lieu de résidence de tous les Ontariens couverts par l’assurance-maladie provinciale, ainsi que le Système national d’information sur les soins ambulatoires (SNISA) de l’Institut canadien d’information sur la santé (ICIS), qui réunit des données démographiques et d’autres renseignements sur toutes les visites à l’urgence en Ontario. Ces ensembles de données ont été couplés au moyen d’identificateurs encodés uniques, puis ils ont été analysés au niveau de la visite de chaque patient à l’urgence. La population observée a été créée par les analystes de l’ICES avant d’être analysée par les chercheurs.
Participants
La population observée consistait en l’ensemble des visites à l’urgence effectuées par des personnes en situation d’itinérance pendant la période visée par l’étude dans la province de l’Ontario. Tous les patients de l’Ontario qui n’ont pas été en mesure de fournir une adresse résidentielle valide pour au moins une visite à l’urgence de 2010 à 2017 ont été inclus. Le personnel affecté à l’inscription attribue à ces personnes le code postal « XX » au moment de leur inscription à l’urgence au lieu d’un code postal valide de six caractèresNote 10. L’entrée XX signifie qu’aucune adresse fixe n’a été fournie, et elle sert de catégorie pour les personnes en situation d’itinérance dans la base de données du SNISA. Seules les personnes ayant un identificateur XX au moment de la visite à l’urgence ont été classées comme étant en situation d’itinérance; les personnes ayant un quelconque code postal, y compris le code postal d’un refuge pour sans-abri ou d’un autre établissement institutionnel, n’ont pas été classées comme étant en situation d’itinérance. Lorsque le personnel affecté à l’inscription indique le type de résidence (c.-à-d. la situation relative au lieu de résidence au moment de la visite), il existe aussi un code pour les « sans-abri » (c.-à-d. une valeur de 3) et une valeur distincte pour les personnes qui résident dans un refuge (c.-à-d. 4). L’attribution du code postal XX peut se faire seulement si un code de type de résidence 3 a été attribué, et inversement; autrement, une erreur est signalée au codeurNote 10. Par conséquent, les personnes classées comme résidant dans un refuge ne sont pas classées comme étant sans-abri. Toutefois, il a été constaté que l’emploi de n’importe quel indicateur de la situation relative au logement qui figure dans les bases de données de l’ICIS, y compris la base de données du SNISANote 11, permet d’optimiser la sensibilité, la spécificité et la valeur prédictive positive aux fins de la détection d’un épisode d’itinérance. Ces indicateurs démontrent une faible sensibilité, mais une excellente spécificité et des rapports de vraisemblance positifs lorsqu’il s’agit de repérer les personnes en situation d’itinéranceNote 11. Le code postal XX n’était pas consigné dans le SNISA avant 2009, ce qui limite l’analyse aux sept années les plus récentes, représentant un ensemble de données completNote 12. Ces données comprennent toutes les visites effectuées par des personnes qui se sont trouvées en situation d’itinérance à n’importe quel moment de la période visée par l’étude, même si elles ont subséquemment ou précédemment fourni une adresse valide. Les données complètes sont disponibles seulement pour les patients ayant présenté une carte Santé de l’Ontario valide.
Résultats et analyse
Le résultat principal est le nombre de personnes se trouvant en situation d’itinérance qui se sont présentées à l’urgence en Ontario, stratifié selon l’année et la semaine de 2010 à 2017. Cette information permet de produire une estimation de la population des personnes en situation d’itinérance en Ontario au cours d’une semaine ou d’une année donnée. Lorsqu’une personne se présente à l’urgence au moins une fois au cours d’une semaine ou d’une année et qu’on lui attribue le code postal XX, elle est classée comme étant une personne distincte en situation d’itinérance pendant cette période. Lorsqu’une personne à qui l’on a précédemment attribué le code postal XX à l’urgence s’y présente par la suite en fournissant un code postal valide au cours d’une période donnée, elle n’est pas prise en compte et comptée comme étant en situation d’itinérance pendant cette période. Par exemple, une personne à qui l’on a attribué le code postal XX à l’urgence au moins une fois en 2015, mais qui a fourni un code postal valide en 2016, serait comptée en tant que personne distincte en situation d’itinérance en 2015, mais pas en 2016. Une personne à qui l’on a attribué le code postal XX à l’urgence au moins une fois pendant la semaine 15 de 2015, mais qui a fourni un code postal valide au moment de se présenter à l’urgence pendant la semaine 16 de 2015, serait comptée en tant que personne distincte en situation d’itinérance dans cette première période, mais pas dans cette dernière période. Cette définition de la population observée tranche avec des résultats tels que le nombre total de visites à l’urgence par des personnes en situation d’itinérance ou le nombre total de visites par des personnes qui se sont trouvées en situation d’itinérance à un moment quelconque d’une période observée donnée. Ces résultats ne sont pas examinés dans le présent article.
Au-delà d’un dénombrement de l’ensemble de la population des personnes en situation d’itinérance, il peut aussi être important pour les planificateurs d’en comprendre davantage au sujet de groupes démographiques particuliers et d’orienter les politiques vers eux. Par exemple, des augmentations subites du nombre de jeunes personnes en situation d’itinérance peuvent témoigner de la médiocrité des mesures de soutien du revenu qui s’adressent à cette population et faire ressortir des domaines d’intervention stratégique pertinents. De même, il peut être important de constater toute hausse de la population en situation d’itinérance dans certaines régions géographiques de manière à cibler efficacement les ressources telles que les lits dans les refuges. Le présent article comporte un examen d’autres résultats, dont le sexe et les groupes d’âge de la population en situation d’itinérance, qui sont représentés graphiquement pour chaque année de la période visée par l’étude aux fins de l’évaluation des tendances longitudinales. Les résultats liés au sexe sont répartis entre les catégories « hommes » et « femmes ». Les résultats liés à l’âge sont compartimentés en blocs de cinq ans, et tronqués de façon à englober toutes les visites à l’urgence effectuées par des personnes de moins de 20 ans et par des personnes de plus de 75 ans. De plus, les données géographiques sur cette population sont déterminées en fonction de l’emplacement de chaque visite à l’urgence analysée à l’échelle du réseau local d’intégration des services de santé (RLISS). Les RLISS sont les autorités sanitaires responsables de l’administration des services de santé publique en Ontario. Ils comprennent Érié St-Clair, Waterloo Wellington, Centre-Ouest, Centre-Toronto, Centre-Est, Champlain, Nord-Est, Sud-Ouest, Hamilton Niagara Haldimand Brant, Mississauga Halton, Centre, Sud-Est, Simcoe Nord Muskoka et Nord-Ouest. Les variations de la composition selon l’âge et le sexe de la population observée, ainsi que les variations de la répartition de la population entre les RLISS, sont examinées de 2010 à 2017. Comme il s’agit de mesures fondées sur la population, des intervalles de confiance ne sont pas requis parce qu’il n’y a pas d’erreur d’échantillonnaget.
Approbation du comité d’éthique
La présente étude a été soumise à l’approbation déontologique du Hamilton Integrated Research Ethics Board (HiREB no. 7450-C). Le HiREB a jugé que l’étude était exemptée d’examen en raison de la réglementation et de la surveillance des données dont dispose l’ICES et parce que l’étude n’exige pas l’accès à des données locales ni de contacts avec les participants.
Résultats
Pour la période allant de 2010 à 2017, 39 408 personnes distinctes se sont trouvées en situation d’itinérance. Le nombre annuel de patients en situation d’itinérance qui se sont présentés à l’urgence en Ontario était relativement stable de 2011 à 2014. Après 2014, le nombre de patients distincts s’étant présentés à l’urgence a augmenté jusqu’à la dernière année d’observation en 2017, au cours de laquelle 9 350 personnes distinctes en situation d’itinérance se sont présentées à l’urgence en Ontario (figure 1).
La demande de soins à l’urgence par cette population fluctuait considérablement au cours d’une année donnée. Les visites hebdomadaires par des patients distincts en situation d’itinérance affichent un caractère cyclique correspondant aux saisons de l’année. Le nombre de visites atteignait un sommet en septembre, où l’on dénombrait en moyenne plus de 280 patients distincts par semaine. Le nombre de visites était le moins élevé en janvier, où il se situait à 200 par semaine (figure 2).
L’augmentation du nombre de patients distincts en situation d’itinérance n’était pas uniforme, mais plutôt concentrée dans des cohortes d’âge particulières. Ce phénomène est surtout manifeste dans les cohortes des personnes d’âge actif de moins de 40 ans (figure 3), où l’on observe une correspondance inverse entre l’âge et l’augmentation de l’itinérance. L’itinérance chez les hommes est devenue un phénomène beaucoup plus présent chez les jeunes au fil de la période d’observation, surtout après 2014. La personne type en situation d’itinérance en 2010 était un homme appartenant au groupe d’âge de 50 à 54 ans. En 2017, la personne type en situation d’itinérance était devenue un homme appartenant au groupe d’âge de 25 à 29 ans. Le nombre de patients distincts de sexe masculin par année a plus que doublé chez les hommes de moins de 20 ans, de 20 à 24 ans, de 25 à 29 ans, de 30 à 34 ans et de 35 à 39 ans au cours de la période d’observation. De même, le nombre de patientes distinctes par année a doublé dans les groupes d’âge de 20 à 24 ans, de 25 à 29 ans et de 30 à 34 ans, mais la femme type appartenait au groupe d’âge de 20 à 24 ans, tant en 2010 qu’en 2017. Les personnes appartenant à ces groupes d’âge plus jeunes représentaient au fil des ans un pourcentage plus élevé de l’ensemble de la population des personnes en situation d’itinérance, comparativement aux personnes du groupe d’âge de 40 à 55 ans (figure 4).
La répartition géographique des patients distincts en situation d’itinérance a également évolué au fil du temps en Ontario. La personne type en situation d’itinérance s’est présentée à l’urgence dans le RLISS du Centre-Toronto aussi bien en 2010 qu’en 2017. Bien que le nombre de patients en situation d’itinérance ait augmenté dans tous les RLISS (figure 5), une augmentation proportionnelle du nombre de patients distincts en situation d’itinérance a été observée dans les RLISS situés à l’extérieur de Toronto pendant la période visée par l’étude (figure 6). De 2010 à 2017, la proportion des patients distincts en situation d’itinérance à Toronto a diminué pour passer de 60 % à un peu plus de 40 % de la population totale de ce groupe. En revanche, des augmentations relatives du nombre de patients en situation d’itinérance qui se sont présentés à l’urgence dans les RLISS qui comprennent Hamilton et Windsor ont mené à une augmentation de la proportion globale des patients en situation d’itinérance dans ces régions.
Discussion
La présente étude décrit les caractéristiques démographiques et la répartition géographique des personnes en situation d’itinérance qui se sont présentées à l’urgence en Ontario, au Canada. Il y a quatre résultats clés en ce qui a trait à l’itinérance. Premièrement, le nombre global de personnes en situation d’itinérance qui se sont présentées à l’urgence a augmenté. Deuxièmement, cette augmentation était concentrée au sein de la population d’âge actif, en particulier chez les jeunes adultes. Troisièmement, au cours de la période d’observation, il y a eu des migrations géographiques vers des régions situées à l’extérieur du centre historique de l’itinérance, soit Toronto. Quatrièmement, le compte hebdomadaire des personnes en situation d’itinérance fluctuait considérablement au cours de l’année, des sommets étant observés à l’automne, et des creux étant enregistrés en hiver.
La présente étude s’ajoute à une documentation relativement récente faisant état de l’utilisation des données administratives sur la santé pour évaluer la population des personnes en situation d’itinéranceNote 13. Une étude antérieure de l’itinérance reposant sur une approche semblable a révélé que 11 731 personnes se sont trouvées en situation d’itinérance en Ontario en 2016 et que ce nombre était estimé à 54 873 pour la période de 10 ans visée par l’étudeNote 11. Ces chiffres contrastent avec ceux de la présente étude, selon laquelle 8 068 personnes se sont trouvées en situation d’itinérance dans la province en 2016, et 39 408 pour la période allant de 2010 à 2017. Un algorithme optimal pour la production d’estimations provinciales comprend l’utilisation de n’importe quel indicateur des bases de données de l’Institut canadien d’information sur la santéNote 11. Il se peut toutefois que la sensibilité de la détermination des cas ait été diminuée dans la présente étude par l’incapacité de prolonger les intervalles de temps pour chaque année de référenceNote 11. De plus, dans la présente étude, la population globale observée est plus élevée que n’importe lequel des chiffres annuels des personnes distinctes. Il peut s’agir d’un artefact de la façon dont l’itinérance est évaluée, puisqu’une personne doit s’être présentée à un service d’urgence pour être comptée. À titre subsidiaire, cette différence peut aussi indiquer un roulement chez les personnes en situation d’itinérance en Ontario. La personne type en situation d’itinérance était un homme d’âge actif qui s’est présenté à l’urgence à Toronto; la possibilité pour ces patients de se trouver en situation d’itinérance et d’en sortir à un rythme relativement rapide est conforme aux constatations antérieures selon lesquelles la plupart des hommes célibataires ne séjournent que brièvement dans le réseau des refugesNote 5.
La constatation selon laquelle l’itinérance a augmenté en Ontario au fil du temps concorde avec d’autres études qui ont démontré que l’itinérance est en progression au CanadaNote 2Note 14. Il est ressorti de la présente étude que cette hausse s’est produite presque exclusivement au sein des plus jeunes tranches de population, en particulier chez les personnes de moins de 40 ans. Plusieurs facteurs peuvent expliquer cette constatation, dont le manque de logements abordablesNote 1Note 15Note 16Note 17Note 18Note 19, les conditions de travail de plus en plus instablesNote 14Note 20 et l’augmentation de la maladie mentale et de la consommation de drogues et d’alcoolNote 21. La cause n’est pas nécessairement claire, mais ces résultats fournissent des données probantes sur la population que les décideurs doivent cibler pour réduire l’itinérance et inverser cette tendance.
Il importe aussi que les décideurs sachent où l’itinérance se révèle problématique afin de cibler les ressources nécessaires pour en réduire la prévalence. Ces résultats dépeignent deux faits saillants sur la géographie de l’itinérance en Ontario. Comme l’ont démontré d’autres travaux de rechercheNote 1, Toronto est le centre de l’itinérance en Ontario. Or, l’itinérance est devenue moins concentrée géographiquement au cours de la période visée par l’étude. Au début de 2010, la proportion des personnes en situation d’itinérance à Toronto représentait environ 60 % du total enregistré en Ontario. Cette proportion a diminué pour s’établir à un peu plus de 40 % en 2017. En même temps, les réseaux locaux d’intégration des services de santé comprenant les municipalités de Windsor et de Hamilton ont affiché les hausses les plus marquées à l’extérieur de Toronto. Cette diminution porte à conclure au déplacement possible des personnes en situation d’itinérance vers des régions situées à l’extérieur de Toronto, où les coûts du logement et de la vie augmentent rapidementNote 22. Il se peut que la proportion croissante des personnes en situation d’itinérance à Hamilton suive le taux de croissance démographique de la ville, qui est passé de 0,2 % à 0,85 % de 2006 à 2015, principalement sous l’effet de l’augmentation de la migration nette en provenance d’autres collectivités de l’OntarioNote 23. Le taux de croissance enregistré à Windsor est également passé de l’un des plus faibles de la province en 2006-2007 à l’un des plus élevés, par suite de l’augmentation de la migration internationale et de l’offre de logements abordablesNote 24.
Enfin, le service d’urgence représente un important lieu possible où des interventions ciblant l’itinérance pourraient être entreprises. Les patients en situation d’itinérance sont susceptibles d’avoir des besoins plus complexes et d’avoir besoin de soins de santé plus spécialisés comparativement à la population générale. Les ressources standard des services d’urgence pourraient ne pas être en mesure de répondre adéquatement à ces besoins. Les présentes données fournissent des renseignements sur le moment auquel on pourrait s’attendre à ce que l’utilisation des soins de santé par cette population augmente, ce qui permet de cibler d’éventuelles interventions pour contribuer à accroître les ressources. Chez les personnes en situation d’itinérance, la propension à obtenir des soins à l’urgence semble fortement corrélée avec les saisons; en particulier, ces personnes sont plus nombreuses à se présenter à l’urgence pendant l’été et l’automne. Les analyses antérieures de l’effet de la saison sur les visites à l’urgence sont non seulement limitées, mais également contradictoires, comme en témoignent les rapports selon lesquels la saison influe et n’influe pas sur les visites à l’urgence par les patients pédiatriquesNote 25Note 26. Toutefois, il se peut que des types particuliers d’utilisateurs, comme les patients adultes dont les cas sont moins graves, se rendent davantage à l’urgence pendant les périodes plus chaudes de l’annéeNote 27. Il serait possible de cibler les périodes de pointe de la demande de soins à l’urgence par cette population pour maximiser l’incidence des soins de santé spécialisés et mener des études visant de nouvelles interventions.
Limites
La méthode de surveillance décrite dans la présente étude comporte bel et bien certaines limites. Plus particulièrement, il se peut que les personnes en situation d’itinérance y soient sous-dénombrées. Des recherches antérieures donnent à penser que les données administratives sur la santé offrent une très bonne spécificité, mais une très faible sensibilité, ce qui se traduit par un sous-dénombrementNote 11. Dans les présents résultats, les personnes en situation d’itinérance cachée sont vraisemblablement sous-dénombrées, et ce sous-dénombrement est susceptible de ne pas être négligeable. En 2014, 8 % des Canadiens de 15 ans et plus ont déclaré avoir vécu chez un membre de leur famille, chez des amis ou dans leur voiture à un moment donné, parce qu’ils n’avaient pas d’autres endroits où aller habiterNote 28. Ce problème n’est pas exclusif à la présente étude; il s’est toujours avéré difficile d’analyser le profil démographique des personnes en situation d’itinérance cachée parce qu’elles sont exclues des données issues des opérations de dénombrement et des enquêtes menées auprès des refugesNote 2Note 6Note 19Note 29. De plus, comme les femmes sont plus susceptibles de vivre une situation d’itinérance cachée, l’incapacité de tenir compte de ce sous-groupe difficile à joindre dans la planification et la prestation de services risque d’aggraver les inégalités subies par les femmes en situation d’itinéranceNote 30Note 31.
Il se peut aussi que des changements survenant dans la santé des personnes en situation d’itinérance aient une incidence sur cette méthode de surveillance. En effet, une personne ayant suffisamment de « capital » santé n’a pas besoin de se rendre à l’urgence pour améliorer sa santé; la présente méthode ne permettrait donc pas de la dénombrer parmi les personnes en situation d’itinérance. Toutefois, une « dépréciation » de sa santé peut l’amener à se présenter à l’urgence, ce qui augmenterait le nombre observé de personnes en situation d’itinérance, mais pas le nombre réel. Bien que l’examen des caractéristiques de la santé de cette population soit un facteur à prendre en compte dans le contexte de futures recherches, deux constatations actuelles portent à croire que les changements de l’état de santé ne sont peut-être pas à la base des résultats de la présente étude. Premièrement, la détérioration de l’état de santé serait plus susceptible d’avoir une incidence sur les groupes d’âge plus avancé parmi les personnes en situation d’itinérance, ce qui se traduirait par l’observation au fil du temps d’un plus grand nombre de personnes distinctes appartenant aux cohortes de personnes plus âgées. Or, les présents résultats n’en témoignent pas. Deuxièmement, les femmes sont plus susceptibles d’utiliser les ressources en santé que ne le sont les hommes en général (bien que les données probantes divergent dans des situations d’urgence)Note 32Note 33. En Ontario, aucune augmentation disproportionnée du nombre de patientes distinctes se présentant à l’urgence n’a été constatée, une situation qui pourrait se produire si la santé de la population en situation d’itinérance s’aggravait.
Les recherches futures fondées sur les données administratives sur la santé devraient s’articuler autour de cinq grands axes. Un premier objectif de recherche consiste à établir un lien entre les estimations de cette population et des dénombrements ponctuels, ce qui permettrait de vérifier la fidélité des données. De plus, les personnes en situation d’itinérance ont un taux de mortalité de deux à cinq fois supérieur à celui de la population généraleNote 34. Les données administratives sur la santé pourraient permettre de mieux comprendre ces risques pour la santé et ces risques de mortalité. En outre, une analyse plus poussée de l’utilisation des services de santé, y compris les visites et les temps d’attente à l’urgence, pourrait aider à améliorer la qualité des soins en situation d’urgence. Des études antérieures ont laissé entendre que les personnes en situation d’itinérance peuvent être catégorisées en fonction du degré de mobilité géographique et que ces sous-groupes peuvent avoir des besoins différents en matière de santé et de servicesNote 4Note 35Note 36Note 37. Une analyse plus approfondie des données sur les visites à l’urgence pourrait fournir des renseignements sur les tendances de la migration entre les régions de l’Ontario. Enfin, les données sur les visites à l’urgence pourraient servir à analyser les transitions entre l’itinérance et la non-itinérance afin d’évaluer la stabilité ou la précarité de l’itinérance en Ontario.
Conclusion
La présente étude porte à croire que l’itinérance en Ontario s’aggrave au fil du temps, qu’elle touche les cohortes de personnes plus jeunes et qu’elle se déplace géographiquement vers de plus petites municipalités en croissance rapide. Les personnes en situation d’itinérance représentent une population vulnérable dont la taille et les besoins s’accroissent, et les données qui guident les décisions importantes en matière de politiques sociales et de santé sont incomplètes. Les présentes constatations appuient l’idée selon laquelle les décideurs peuvent améliorer leur surveillance de cette population au moyen de renseignements de très grande qualité qui peuvent mener à des interventions plus efficaces et mieux adaptées. De plus, les décideurs politiques peuvent utiliser les bases de données administratives existantes sur la santé pour obtenir des données sur l’itinérance à un coût relativement faible, surtout lorsqu’il est comparé à celui associé aux dénombrements ponctuels. La présente étude démontre que les données administratives sur la santé recueillies de façon courante peuvent fournir de manière rapide et économique des renseignements exhaustifs sur le profil démographique et d’autres caractéristiques de cette population vulnérable.
Remerciements
Aux fins de la présente étude, on a utilisé des données anonymisées tirées du dépôt de données de l’ICES, qui est géré par l’ICES avec l’appui de ses bailleurs de fonds et de ses partenaires, à savoir la Stratégie de recherche axée sur le patient (SRAP) du Canada, l’Unité de soutien de la SRAP de l’Ontario, les Instituts de recherche en santé du Canada et le gouvernement de l’Ontario. Les opinions, les résultats et les conclusions figurant dans la présente étude sont ceux des auteurs. Il ne faut pas en déduire — et ce n’est pas l’intention des auteurs d’avancer — que l’ICES ou l’un quelconque de ses bailleurs de fonds ou de ses partenaires souscrit à la présente étude. Certaines parties du présent document sont fondées sur des données et des renseignements réunis et fournis par l’Institut canadien d’information sur la santé (ICIS). Toutefois, les analyses, les conclusions, les opinions et les déclarations figurant dans le présent document sont celles des auteurs et ne représentent pas nécessairement celles de l’ICIS. Les auteurs tiennent à remercier le programme Emergency Medicine Researchers of Niagara et le Dr Larry Chambers de l’importante contribution qu’ils ont apportée à l’élaboration du présent article en fournissant des commentaires.
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