Trajectoires de la détresse psychologique au Canada chez les adultes ayant été exposés à une dépendance parentale dans leur enfance
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par Kellie A. Langlois et Rochelle Garner
Les expériences de l’enfance peuvent avoir une incidence sur la santé mentale jusqu’à l’âge adulte. La recherche a montré que les violences physiques et sexuelles et la négligence subies au cours de l’enfance ont des effets négatifs à long terme sur la santé, y compris la dépression, l’anxiété ou la colère1-3. Dans une étude des expériences nuisibles de l’enfance, la toxicomanie chez un membre du ménage s’est avérée la plus répandue4.
Toutefois, la relation entre les dépendances chez les personnes qui sont des parents et les résultats en matière de santé mentale pour leur progéniture n’est pas simple. La toxicomanie, ou la dépendance, va souvent de pair avec d’autres expériences indésirables de l’enfance, comme les mauvais traitements physiques5,6. Ainsi, le dysfonctionnement, l’instabilité et le manque de soutien de la part des parents caractérisent souvent le milieu familial où grandissent les enfants dont les parents ont une dépendance7. En outre, ces enfants sont plus susceptibles que les autres de devenir toxicomanes à leur tour8,9, d’avoir de faibles capacités d’adaptation, de souffrir de dépression à l’âge adulte10,11 et de manifester des comportements antisociaux6. La présence de tels facteurs complique les associations éventuelles entre la dépendance parentale et la santé mentale.
La détresse psychologique est un concept qui englobe à la fois la dépression et l’anxiété12. Jusqu’ici, aucune étude n’a analysé les profils de détresse psychologique au cours de la vie chez les adultes dont les parents ont souffert d’une dépendance lorsqu’ils étaient enfants. L’examen des trajectoires de la détresse au fil du temps permet de noter les changements à cet égard lorsque les enfants de parents dépendants passent à l’âge adulte. Il se peut que cette information soit importante pour la planification de services de soutien opportuns et adaptés à l’intention de cette population.
L’étude compare les trajectoires de la détresse psychologique pour un échantillon représentatif de la population nationale de 18 à 74 ans dont certains membres ont eu dans leur enfance des parents dépendants. Elle part de l’hypothèse selon laquelle les personnes ayant fait cette expérience devraient présenter des niveaux de détresse psychologique plus élevés, en particulier au début de l’âge adulte.
Méthodes
Source des données
Les données utilisées aux fins de la présente étude proviennent des cycles 1 à 9 de l’Enquête nationale sur la santé de la population (ENSP), une enquête longitudinale menée par Statistique Canada qui sert à recueillir, auprès d’un échantillon représentatif de la population des provinces, des renseignements sur l’état de santé, les comportements influant sur la santé et d’autres déterminants de la santé. Étaient exclus du champ de l’enquête les membres des Forces canadiennes et les personnes vivant en établissement, ainsi que les habitants des réserves indiennes, de certaines régions éloignées de l’Ontario et du Québec et des bases des Forces canadiennes. Les données ont été recueillies à deux ans d’intervalle de 1994-1995 (cycle 1) à 2010-2011 (cycle 9). Des renseignements détaillés sur l’ENSP peuvent être consultés dans d’autres documents13,14.
En 1994-1995, 20 095 ménages ont été choisis pour faire partie du panel longitudinal. Dans chaque ménage, on a sélectionné une personne au hasard pour participer à l’enquête. Au total, 86 % des personnes sélectionnées ont répondu à la composante générale du questionnaire (n=17 276). On a tenté d’interviewer ces personnes de nouveau tous les deux ans. L’information relative aux personnes décédées ou ayant déménagé en établissement a été saisie dans le cadre de l’enquête. Les participants âgés de 18 ans et plus ont répondu à la composante du questionnaire portant sur les facteurs de stress de l’enfance.
La présente étude repose uniquement sur les cycles au cours desquels les participants à l’enquête étaient âgés de 18 à 74 ans. Le cycle de référence correspondait au premier cycle pour lequel un participant de 18 ans ou plus avait une cote de détresse psychologique valide. Ainsi, les cycles de référence et la durée du suivi varient.
Mesures
Détresse psychologique
L’échelle de détresse psychologique de Kessler (K6)15 comporte six éléments servant à mesurer la fréquence de symptômes non spécifiques ressentis au cours du mois précédent. Ces éléments comprennent la tristesse, la nervosité, l’agitation, le désespoir, la dévalorisation, et le sentiment que tout paraît un effort. Chaque élément a été coté sur une échelle de Likert de cinq points allant de « jamais » (cote de 0) à « tout le temps » (cote de 4). La cote globale correspondait à la somme des six cotes et pouvait varier de 0 à 24. La détresse psychologique était d’autant plus grande que la cote était élevée. La cote de détresse psychologique constitue la variable dépendante pour les besoins de l’étude et est examinée selon une échelle continue.
Dépendance parentale
On a utilisé la question suivante pour évaluer la dépendance parentale (à l’égard de l’alcool ou de la drogue) : « Est-ce que votre père ou votre mère buvait ou consommait de la drogue tellement souvent que cela causait des problèmes dans la famille? » On a mesuré ce point dans le cadre de quatre cycles de l’ENSP. Les participants ayant répondu « oui » à l’un des cycles ont été classés comme ayant eu des parents dépendants lorsqu’ils étaient enfants. En tout, 7 % des personnes composant l’échantillon ont donné des réponses incohérentes (« oui » à au moins un cycle et « non » à d’autres); ces personnes étaient plus susceptibles d’être mariées, d’être des fumeurs quotidiens et d’avoir subi des mauvais traitements physiques au cours de leur enfance, comparativement à celles dont les réponses étaient cohérentes (données non présentées). La dépendance parentale constitue la principale variable indépendante aux fins de l’étude et a été présumée invariante dans le temps, puisque l’exposition à cette dépendance avait eu lieu dans le passé.
Covariables
Les covariables ont été choisies en se fondant sur les associations avec la dépendance parentale ou la détresse, ou les deux, dont il est fait état dans la littérature. Exception faite des mauvais traitements physiques durant l’enfance, toutes les covariables ont été traitées à titre de prédicteurs variant dans le temps, ce qui signifie que les réponses d’une même personne (intra-personne) pouvaient varier au fil du temps.
Les mauvais traitements physiques durant l’enfance ont été évalués au moyen de la question suivante : « Avez-vous déjà été maltraité physiquement par un proche? » De la même manière que pour la dépendance parentale, les mauvais traitements physiques ont été mesurés dans quatre cycles différents de l’ENSP. Les participants ayant répondu « oui » à l’un des cycles ont été classés comme ayant subi des mauvais traitements physiques dans l’enfance.
Le revenu du ménage a été défini comme étant le revenu total du ménage provenant de toutes les sources au cours des 12 mois précédents par rapport au seuil de faible revenu propre au nombre de personnes dans le ménage. Le ratio de revenu ajusté a été calculé et les participants ont été répartis en deux catégories de revenu : les 20 % se situant à l’extrémité inférieure de la distribution du revenu (quintile inférieur) ont été classés comme ayant un faible revenu, et les 80 % restants, comme n’ayant pas un faible revenu. On a créé une troisième catégorie (données manquantes) étant donné qu’environ 10 % des participants à l’ENSP n’ont pas indiqué leur revenu.
L’état matrimonial a été défini en fonction de deux catégories, c’est-à -dire marié(e) ou en union libre, par opposition à non marié(e) (veuf ou veuve, divorcé(e), séparé(e) ou jamais marié(e)).
On a défini la consommation abusive/excessive d’alcool comme étant la consommation d’au moins cinq verres en une même occasion une fois par semaine au cours de la dernière année, ou la consommation au cours de la semaine précédente de 15 verres ou plus dans le cas des hommes ou de 10 verres ou plus dans celui des femmes, ou la combinaison des deux définitions.
La situation d’usage du tabac a été définie selon le type de fumeur, c’est-à -dire fumeur quotidien, par opposition à autre (la seconde catégorie englobant les fumeurs occasionnels, les anciens fumeurs et les personne n’ayant jamais fumé).
Le nombre de problèmes de santé chroniques diagnostiqués par un professionnel de la santé a été dichotomisé, comme suit : un ou plusieurs problèmes de santé chroniques, par opposition à aucun problème de santé chronique.
Le soutien social a été mesuré à l’aide de quatre questions tirées d’une version abrégée de l’Étude des issues médicales16, qui visaient à déterminer dans quelle mesure le participant avait accès aux types de soutien suivants : quelqu’un en qui se confier, une personne à qui demander conseil, quelqu’un sur qui compter en cas de crise et quelqu’un pour lui témoigner de l’amour et de l’affection (cycles 1 et 2) ou encore pour l’aimer et lui donner le sentiment d’être désiré (cycles 3 à 9). Aux cycles 1 et 2, les choix de réponse étaient « oui » et « non » et, aux cycles 3 à 9, ils étaient « tout le temps », « la plupart du temps », « parfois », « rarement » et « jamais ». Pour chaque question à laquelle les participants à l’enquête ont répondu par « non » (cycles 1 et 2) ou encore par « jamais » ou « rarement » (cycles 3 à 9), ils ont reçu la cote 0; pour chaque question à laquelle ils ont répondu par « oui » ou encore par « parfois » ou plus souvent, ils ont reçu la cote 1. La cote globale correspondait à la somme des cotes, et variait de 0 à 4. Le soutien social était d’autant meilleur que les cotes étaient élevées et il a été classé comme étant élevé (cote de 3 ou 4) ou faible (cote de 0 à 2).
Analyse
Les trajectoires de la détresse psychologique ont été examinées pour neuf cycles consécutifs de l’ENSP (16 ans); il pouvait donc y avoir un maximum de neuf points d’observation par participant. Les participants n’ayant pas fourni au moins une réponse valide à la question sur la dépendance parentale ont été exclus (n=1 029). Les points d’observation pour lesquels il manquait une cote de détresse psychologique (23 personnes; 3 946 points de mesure) ou des renseignements au sujet d’une covariable (35 personnes; 2 109 points de mesure) ont également été exclus. En tout, l’échantillon utilisé pour les besoins de la présente analyse comptait 14 403 personnes (hommes : n=6 663 et 37 424 points de données; femmes : n=7 740 et 45 777 points de données), ce qui représente un total de 83 201 points de données. Le tiers de l’échantillon (33,4 %) a fourni des cotes de détresse psychologique valides pour neuf cycles. Les proportions les ayant fournies pour les autres nombres de cycles, en ordre décroissant en commençant par huit et en finissant par un, étaient respectivement les suivantes : 14,3 %, 10,2 %, 9,5 %, 9,1 %, 7,8 %, 6,3 %, 4,5 % et 4,8 %.
Pour analyser les trajectoires de la détresse psychologique, on a eu recours à la modélisation multiniveau des courbes de croissance, technique qui convient dans le cas de données déséquilibrées (tous les sujets n’ont pas le même nombre de points de données) et temporellement déstructurées (les intervalles entre points de données ne sont pas de la même longueur pour tous les sujets). En outre, les modèles de courbe de croissance présentent aussi l’avantage d’englober tous les points de données disponibles, de sorte que les participants dont les données manquent pour un cycle ou plus sont néanmoins pris en compte. Le modèle multiniveau comprenait deux modèles de régression indépendants mais étroitement liés, soit le modèle de niveau 1 et le modèle de niveau 2. Le modèle de niveau 1 rendait compte de l’évolution de chaque personne faisant partie de l’échantillon au fil du temps (intra-personne); pour sa part, le modèle de niveau 2 reflétait la manière dont cette évolution variait d’une personne à l’autre (inter-personnes)17. Cette méthode permet d’examiner les différences intra-personne et inter-personnes selon l’âge au chapitre de la détresse psychologique.
Étant donné que les niveaux de détresse psychologique ont tendance à être plus élevés chez les femmes que chez les hommes18, les hommes et les femmes ont fait l’objet d’analyses distinctes. Les modèles ont été structurés de telle sorte que le temps (niveau 1) s’emboîte dans les personnes (niveau 2). La détresse psychologique a été modélisée en fonction de l’âge (centré à 18 ans). Étant donné que le lien entre la détresse et l’âge varie, des taux linéaire, quadratique et cubique de changement ont été examinés pour en déterminer la signification statistique et améliorer l’ajustement du modèle, mesuré par la variation de la statistique -2 log-vraisemblance. La trajectoire de la détresse psychologique la mieux ajustée a été définie puis modélisée, l’exposition à une dépendance parentale durant l’enfance servant de principale variable indépendante. Les interactions entre l’état de dépendance parentale et les paramètres de pente ont été examinées de manière à évaluer l’effet de la dépendance parentale sur l’évolution des cotes de détresse au cours de la vie. Toutes les estimations relatives à la dépendance parentale étaient fixes (elles ne pouvaient varier de façon aléatoire d’une personne à l’autre). Enfin, la trajectoire de la détresse psychologique a été modélisée en tenant compte de toutes les covariables afin d’évaluer l’effet indépendant de la dépendance parentale après prise en compte de facteurs confusionnels éventuels, à savoir les mauvais traitements physiques durant l’enfance, le revenu du ménage, l’état matrimonial, la consommation abusive ou excessive d’alcool, la situation d’usage du tabac, les problèmes de santé chroniques et le soutien social.
Tant pour les hommes que pour les femmes, un modèle cubique s’est révélé être le mieux ajusté (données non présentées), ce modèle rendant compte de l’association non linéaire entre l’âge et la détresse psychologique; plus précisément, la détresse ne diminue pas de façon constante en fonction de l’âge mais suit plutôt un profil curvilinéaire. L’ordonnée à l’origine et les paramètres de pente ont été examinés en vue de déterminer les variations aléatoires, de sorte que les effets de l’âge sur la détresse puissent varier d’une personne à l’autre.
Dans le modèle relatif aux hommes, les estimations de l’ordonnée à l’origine et du taux linéaire de changement variaient de façon significative entre les personnes. La variation aléatoire du taux quadratique de changement n’était pas statistiquement significative, et les modèles ne convergeaient pas lorsque l’on examinait la variation aléatoire du taux cubique de changement; par conséquent, ces estimations ont été fixées.
Dans le modèle relatif aux femmes, les estimations de l’ordonnée à l’origine ainsi que des taux linéaire et quadratique de changement variaient d’une personne à l’autre; en raison de problèmes de convergence, les effets cubiques ont été fixés.
Les statistiques descriptives ont été calculées à partir de données pondérées représentatives de la population canadienne. Les estimations de la variance et les intervalles de confiance de 95 % ont été calculés à l’aide de poids bootstrap afin de tenir compte du plan d’échantillonnage complexe de l’ENSP19. Aux fins de la modélisation des courbes de croissance, des poids normalisés ont été utilisés et appliqués au deuxième niveau des modèles (niveau de la personne). Des analyses descriptives ont été effectuées à l’aide de SUDAAN, v.10, et les modèles de courbe de croissance, estimés à l’aide du logiciel MLwiN, v.2.11.
Résultats
Caractéristiques des sujets
La prévalence de la déclaration quant à l’exposition dans l’enfance à une dépendance parentale était nettement plus élevée chez les femmes de l’échantillon (19,6 %) que chez les hommes (15,7 %) (p < ,001; données non présentées). Les hommes et les femmes qui, en tant qu’enfants, avaient été exposés à une dépendance parentale étaient plus susceptibles que les autres de déclarer avoir subi des mauvais traitements physiques dans l’enfance (tableau 1). Au cycle de référence, les hommes ayant déclaré un problème de dépendance parental étaient plus susceptibles que les autres d’être mariés, d’être des fumeurs quotidiens, d’avoir au moins un problème de santé chronique et d’avoir un faible soutien social. Leurs homologues féminins, pour leur part, étaient plus susceptibles de faire partie d’un ménage à faible revenu, de faire une consommation abusive ou excessive d’alcool et d’être des fumeuses quotidiennes.
Cotes de détresse psychologique
Les cotes de détresse psychologique étaient plus élevées chez les personnes ayant déclaré avoir été exposées à une dépendance parentale dans l’enfance que chez les autres personnes; ainsi, au cycle de référence, chez les hommes, les cotes de détresse étaient de 3,8 par rapport à 2,9, et chez les femmes, elles étaient de 4,6 par rapport à 3,6 (tableau 2). Cet écart se maintenait à l’égard de toutes les covariables, sauf dans le cas des personnes de 55 à 74 ans, des personnes ayant subi des mauvais traitements physiques durant l’enfance et des personnes pour lesquelles il manquait des données sur le revenu. Dans tous ces cas, les cotes de détresse ne différaient pas de façon significative selon que les parents avaient été aux prises ou non avec une dépendance.
Modèles de courbe de croissance
Les trajectoires de la détresse psychologique ont été analysées grâce à une modélisation multiniveau des courbes de croissance. Chez les hommes, la trajectoire la mieux ajustée comprenait les effets linéaires, quadratiques et cubiques liés à l’âge (tableau 3, modèle A). L’ajout d’un indicateur d’état de dépendance parental a nettement amélioré la qualité de l’ajustement (modèle B). En d’autres mots, les hommes qui avaient eu des parents dépendants dans leur enfance affichaient des cotes de détresse à l’âge de 18 ans significativement plus élevées que les autres hommes. Une interaction (négative) entre la dépendance parentale et le taux linéaire de changement des cotes de détresse était statistiquement significative, mais les interactions entre la dépendance parentale et les taux quadratique et cubique n’étaient pas significatives (modèle C). Cela donne à penser que les cotes de détresse diminuent plus rapidement avec l’âge chez les hommes qui ont été exposés à une dépendance parentale que chez les autres, cette relation ayant persisté après prise en compte des covariables connues (modèle D).
Tout comme chez les hommes, la trajectoire de la détresse la mieux ajustée chez les femmes comprenait les taux linéaire, quadratique et cubique de changement (tableau 3, modèle A). L’ajout d’un indicateur d’état de dépendance parental (modèle B) a nettement amélioré la qualité de l’ajustement du modèle et a fait ressortir des cotes de détresse à l’âge de 18 ans significativement plus élevées chez les femmes qui, en tant qu’enfants, avaient eu des parents dépendants que chez les autres. L’interaction entre la dépendance parentale et le taux linéaire de changement des cotes de détresse était statistiquement significative (modèle C), ce qui donne à penser que les cotes de détresse diminuent plus rapidement avec l’âge chez les femmes dont les parents ont eu une dépendance que chez les autres. Le modèle tenant compte des covariables (modèle D) n’a pas entraîné de changement de l’effet de la dépendance parentale sur l’ordonnée à l’origine, mais l’interaction entre la dépendance parentale et le taux linéaire de changement n’a fait qu’approcher le seuil de signification (p = ,07). La signification marginale n’était attribuable à aucune covariable en particulier (données non présentées).
Afin d’illustrer les résultats, les trajectoires de la détresse psychologique ont été tracées sur un graphique (figure 1). Les cotes de détresse pour les hommes qui avaient eu des parents dépendants lorsqu’ils étaient enfants sont plus élevées tout au long de la vie, l’écart étant plus marqué aux âges plus jeunes. Les courbes montrent qu’à compter de l’âge de 50 ans, les cotes de détresse demeurent relativement stables chez les hommes n’ayant pas été exposés à une dépendance parentale dans l’enfance, mais qu’elles continuent de diminuer chez les hommes y ayant été exposés. Ainsi, à mesure que les hommes avancent en âge, l’écart de cote entre les deux groupes diminue.
Le profil est similaire pour les femmes : celles qui ont eu des parents dépendants dans leur enfance affichent des cotes de détresse à 18 ans significativement plus élevées que les autres. De même, les cotes diminuent au cours de la vie, l’écart entre les deux groupes de femmes se refermant.
Discussion
L’exposition à une dépendance parentale dans l’enfance est assez courante au Canada. Cela se produit chez environ 16 % des hommes et 20 % des femmes. Ces taux sont comparables à ceux déclarés pour les États-Unis5.
Les résultats de la présente analyse concordent avec ceux d’autres travaux de recherche qui ont montré que le stress psychologique va diminuant à mesure que l’âge avance20,21. La présente étude est toutefois la première à examiner les profils longitudinaux de la détresse selon l’exposition dans l’enfance à une dépendance parentale. Il en ressort que les cotes de détresse diminuent en fonction de l’âge, en particulier chez les personnes ayant déclaré avoir été exposées à une dépendance parentale. Il est possible qu’avec le temps l’on se remémore moins bien les évènements négatifs vécus et que nos perceptions changent22,23. Cela étant dit, l’écart de cote de détresse entre les personnes ayant et n’ayant pas eu des parents dépendants dans leur enfance ne se referme jamais complètement, même à 74 ans.
Un certain nombre d’études transversales portant sur les adultes issus de parents alcooliques ont examiné les conséquences que leur état pouvait avoir sur la santé mentale. Par exemple, Hall et Webster24 ont observé que, outre le fait qu’ils subissent des niveaux de stress élevés, les adultes issus de parents alcooliques tendent à avoir une capacité réduite à composer avec des évènements traumatiques et sont susceptibles d’adopter des méthodes de gestion du stress qui font plutôt augmenter le stress que de l’atténuer. Ces personnes peuvent en outre avoir de la difficulté à établir et à entretenir des relations significatives. Ces résultats concordent avec ceux d’une autre étude, qui a trouvé que les enfants adultes de parents alcooliques empruntent des stratégies d’adaptation moins efficaces et ont des taux de prévalence des comportements d’évitement plus élevés (consommation de tabac ou d’alcool)11. La dépression et une faible estime de soi ont également été rapportées10. Bien que ces résultats soient similaires à ceux de la présente étude, les données transversales ne peuvent tenir compte de la nature dynamique de la détresse psychologique au cours de la vie.
Les causes sous-jacentes de la détresse psychologique sont nombreuses, et il est difficile d’en circonscrire les facteurs de risque et de protection. Le fait d’avoir un parent toxicomane conduit souvent à d’autres défis durant l’enfance. Par exemple, l’enfant dont les parents abusent de l’alcool est plus susceptible d’être victime de violences, et de subir des actes de violence parentale, de vivre une rupture familiale ou de devenir toxicomane7. Hussong et ses collaborateurs9 ont constaté que, comparativement aux sujets témoins, les enfants de parents alcooliques courent un plus grand risque d’être exposés à des facteurs de stress négatifs (en particulier des problèmes familiaux et financiers) et sont plus susceptibles de déclarer être confrontés à ces facteurs de façon chronique ou répétitive ainsi que d’éprouver des niveaux plus élevés de gravité de stress lié aux évènements négatifs de la vie.
Points forts et limites
Parmi les points forts de la présente étude, on compte la nature longitudinale de l’ENSP, la taille importante de l’échantillon et la variété des données, recueillies tous les deux ans sur 16 ans.
Cela étant dit, l’étude présente un certain nombre de limites. Comme pour toute recherche longitudinale, les refus et les pertes au suivi peuvent avoir une incidence sur les résultats. On ignore l’importance du biais attribuable à la non-réponse, mais il est vraisemblablement minime, compte tenu de la modélisation multiniveau des courbes de croissance17.
Il se peut que le terme « dépendance parentale » ait entraîné une surgénéralisation, car il n’était pas possible de déterminer la gravité de la toxicomanie ou de la dépendance. Cela étant dit, on a demandé aux participants à l’ENSP si leur père ou leur mère buvait ou consommait de la drogue tellement souvent que cela causait des problèmes dans la famille et c’est sur cette question qu’ils ont fondé leur perception de la gravité de la situation. Étant donné l’observation systématique d’une détresse plus marquée chez les personnes ayant eu des parents dépendants, cette question semble valide pour les besoins de la présente analyse.
Il n’a pas été possible de déterminer si la personne dépendante était le père, la mère ou les deux, les conséquences pouvant alors être différentes pour les enfants5,9. Qui plus est, on ne connaît pas l’âge exact auquel les enfants ont été exposés à une dépendance parentale ni la durée ou l’intensité de la dépendance. Or, ces facteurs pourraient avoir une incidence sur les niveaux de détresse à long terme. Par ailleurs, il n’a pas été possible d’étudier les effets de la comorbidité existant chez les parents, laquelle pourrait présenter un lien génétique ou environnemental avec la détresse psychologique chez leur progéniture.
Il n’existe aucun consensus sur ce qui constitue un changement de cote de détresse psychologique significatif sur le plan clinique, ni sur ce qui représente une cote seuil importante sur le plan clinique, d’après l’échelle K6. Par conséquent, il n’est pas possible d’évaluer la signification des écarts de cote de détresse entre les personnes ayant et n’ayant pas déclaré une dépendance parentale.
Mot de la fin
L’analyse porte sur l’évolution de la détresse psychologique chez les adultes qui ont eu des parents dépendants dans leur enfance. Chez les 18 à 74 ans, les cotes de détresse sont systématiquement plus élevées chez ces personnes que chez les autres. Toutefois, cette association s’avère complexe du fait de la coexistence répandue d’autres facteurs, qu’il s’agisse d’autres évènements défavorables de l’enfance, de troubles comorbides chez les parents ou d’un milieu familial négatif. Malgré la large taille de l’échantillon et la richesse des données longitudinales, la présente étude ne fait que commencer à démêler les interactions multiples dans la relation entre l’exposition de l’enfant à une dépendance parentale et les résultats pour sa santé mentale.
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