Instabilité des heures de travail Andrew Heisz et Sébastien LaRochelle-Côté
Le marché du travail est en évolution constante, la création et la suppression d’emplois se poursuivant sans cesse dans toutes les industries. Parallèlement, les travailleurs démissionnent, sont mis à pied, cumulent les emplois et passent du travail à temps plein au travail à temps partiel et aux périodes sans emploi. Néanmoins, bon nombre de travailleurs réussissent à trouver un emploi sûr et stable. Ceux-ci peuvent faire des projets d’avenir : acheter une maison en étant raisonnablement sûrs de gagner suffisamment pour payer leurs hypothèques, se marier et fonder un foyer. Ils peuvent être tranquilles, sachant qu’ils ne risquent pas beaucoup de faire face à une grande pénurie de travail dans un proche avenir. Mais qu’en est-il de ceux dont la situation est moins sûre? Combien de travailleurs sont incapables de trouver un emploi stable? Quels sont leurs régimes de travail? Et quelles pourraient-être les conséquences?
Les mesures statiques du marché du travail (le taux de chômage, le taux d’emploi à temps partiel ou la durée moyenne d’occupation de l’emploi) cachent autant qu’elles révèlent. Par exemple, savoir que 14 % des travailleurs ont travaillé 50 heures ou plus durant une semaine typique en 2005 ne jette aucun éclairage sur le nombre de ces travailleurs qui étaient surchargés mois après mois. Le présent article examine les heures de travail annuelles des employés au cours d’une période de cinq ans. Cela donne ainsi une mesure synthétique, combinant la suppression d’emplois, le changement de travail, le changement des heures de travail hebdomadaires et le cumul d’emplois en un indicateur du bien-être global des travailleurs.
Instabilité des heures de travail annuelles
L’Enquête sur la dynamique du travail et du revenu (voir Source des données et définitions) fournit des données sur les heures de travail annuelles au cours d’années successives, ce qui permet d’évaluer l’instabilité des heures de travail. L’examen des heures de travail dans une optique transversale révèle d’abord l’avantage d’un examen des heures sur plusieurs années (tableau). Plus de la moitié des employés ont fait un nombre d’heures normal (1 750 à 2 199) en une année, soit 52,5 % en 1997 et 57,2 % en 2001. Venaient ensuite les heures de travail courtes (28,1 % et 24,7 %), tandis que les longues heures étaient relativement rares (12,4 % et 12,2 %). (Les non-travailleurs n’étaient pas occupés durant les années de référence respectives, mais ils étaient occupés à un autre moment au cours de la période allant de 1997 à 2001.)
Dans l’ensemble, la répartition des heures de travail annuelles semble remarquablement stable. En l’absence d’autres données, on pourrait être tenté de conclure que les mêmes personnes ont travaillé de longues heures ou des heures courtes durant les deux années de référence. Toutefois, les données longitudinales révèlent que la stabilité des heures de travail au fil des ans ne constitue pas la norme. Au cours d’au moins une année entre 1997 et 2001, plus de la moitié des employés ont fait des heures courtes, quatre sur cinq ont fait des heures normales, et un sur cinq, de longues heures (graphique A). Mais la proportion ayant fait la même catégorie générale d’heures chaque année était petite, comparée aux résultats transversaux. En tout, moins de la moitié se sont classés dans le même groupe d’heures de travail en chacune des cinq années étudiées, le tiers faisant des heures normales, un septième, des heures courtes et moins de 1 %, de longues heures. Ainsi, beaucoup plus de travailleurs ont fait au moins une année des heures de travail courtes ou longues que ne le laissent supposer les résultats transversaux. Mais parallèlement, les heures de travail longues ou courtes de manière chronique étaient également beaucoup moins répandues.
Manifestement, de nombreux employés ont fait l’expérience des heures de travail annuelles variables. Cette instabilité peut être résumée par l’écart absolu moyen des heures de travail, qui donne la différence absolue moyenne entre les heures de travail d’un individu une année typique et ses heures de travail une année réelle (voir Source des données et définitions). Le travailleur dont les heures annuelles seraient les mêmes pour les cinq années aurait un écart absolu moyen de zéro. L’écart absolu moyen typique était de 200 heures, ce qui montre que chez le travailleur moyen, la variation des heures annuelles correspondait à environ cinq semaines de travail à temps plein. Toutefois, la variabilité des heures de travail était fortement polarisée, un travailleur sur cinq n’affichant pratiquement aucune variabilité et un sur quatre, une variabilité supérieure à huit semaines par an.
Un groupe de travailleurs se démarque par une très forte variabilité. Ces travailleurs ont fait pendant au moins une année des heures courtes et au moins une autre année de longues heures. Ce groupe, celui des travailleurs qui ont fait un nombre d’heures soit élevé, soit faible, représentait moins de 8 % de l’échantillon. Chose intéressante, les deux tiers du groupe ont réussi à atteindre la moyenne normale des heures de travail au cours des cinq années étudiées, mais au prix d’une plus grande instabilité des heures annuelles.
Heures de travail variables : y a-t-il lieu de s’inquiéter?
Les heures de travail variables sont-elles un sujet d’inquiétude? Une telle tendance pourrait traduire le choix des travailleurs de réduire les heures de travail au profit des loisirs, ou bien le phénomène pourrait être concentré dans certaines professions très bien rémunérées où les congés sabbatiques sont la norme. Bien qu’il soit difficile de faire la distinction avec certitude, il peut être utile d’examiner les caractéristiques des emplois. La littérature portant sur la qualité de l’emploi divise souvent les emplois en « bons » et « mauvais ». Les bons emplois se caractérisent par des heures de travail à temps plein stables, offrent un régime de pension et la permanence, tandis que les mauvais emplois n’offrent aucun de ces avantages. Mais dans quelle mesure un mauvais emploi est-il associé à une grande variabilité des heures de travail? Si les travailleurs dont les heures de travail sont très variables ont des caractéristiques liées à un emploi de faible qualité, alors il devient difficile de soutenir que ces travailleurs choisissent de telles heures.
Par exemple, l’absence d’un régime de pension, l’absence de couverture syndicale et le fait de travailler dans une petite entreprise sont trois caractéristiques dont on suppose généralement qu’elles sont liées à un emploi de faible qualité. En fait, les employés qui réunissent ces trois caractéristiques font des heures plus variables que les autres (graphique B). Ceux qui n’ont pas de régime de pension affichent un écart de 62 heures de plus que les travailleurs qui en ont un, ceux sans couverture syndicale, un écart de 48 heures de plus que les employés syndiqués et ceux travaillant dans une petite entreprise, un écart de 67 heures de plus que les travailleurs d’une grande entreprise.
D’autres caractéristiques du travail atypique étaient également liées à la variabilité des heures annuelles. Par exemple, alors que l’écart absolu moyen global des heures de travail annuelles était de 204, l’écart était de 333 heures pour les travailleurs occupant plus d’un emploi et de 272 heures pour les travailleurs à faible rémunération.
Heures de travail et bien-être
Il est également possible de vérifier dans quelle mesure les heures de travail variables sont souhaitables en tâchant de voir si les travailleurs qui font ces heures jouissent d’un niveau de bien-être inférieur. Autrement dit, la prévalence des cas de faible revenu, de faibles gains, de stress élevé ou de mauvaise santé est-elle plus élevée chez les employés qui affichent l’écart le plus élevé sur le plan des heures (écart absolu moyen de 320 heures ou plus) que chez les employés qui font des heures de travail comparativement stables (écart absolu moyen de 60 heures ou moins)?
L’instabilité des heures de travail était liée au fait de traverser un ou plusieurs épisodes de faible revenu au cours de la période : 22,5 % des travailleurs dans le groupe affichant un écart élevé ont connu un épisode d’au moins un an de faible revenu, contre 5,8 % de ceux du groupe aux heures stables (graphique C). La variabilité était également liée aux faibles gains annuels moyens au cours de la période : 39,2 % de ceux du groupe à écart élevé se situaient dans le quartile inférieur des gains annuels, contre 15,3 % du groupe aux heures stables. Ainsi, les employés qui font des heures annuelles variables ne maintiennent pas un niveau de vie particulièrement élevé en compensant les périodes de surcharge de travail par des périodes de sous-emploi.
La prévalence du stress était également beaucoup plus élevée dans le groupe où le nombre d’heures variait fortement. Environ 47 % des employés dans ce groupe ont déclaré subir un niveau de stress élevé, contre 34,5 % du groupe faisant des heures stables.
Enfin, jusqu’à 23,6 % des employés dont le nombre d’heures de travail variait fortement ont déclaré avoir été en mauvaise santé au moins une fois entre 1997 et 2001, contre 15,2 % de ceux aux heures de travail stables.
Pour établir si la relation entre la variabilité des heures de travail et le stress ou la mauvaise santé est illusoire, un certain nombre de régressions ont été faites en tenant compte de caractéristiques de contexte telles que les facteurs démographiques, le secteur d’emploi et les facteurs liés à la qualité de l’emploi. Les régressions comprenaient également une série de variables destinées à évaluer le bien-être de l’individu au début de la période, y compris une variable fictive indiquant si, en 1996, la personne vivait dans une famille à faible revenu, était très stressée ou en mauvaise santé. Les modèles comprenaient aussi les heures annuelles moyennes observées durant la période allant de 1997 à 2001, pour tenir compte de la probabilité d’un lien entre le stress et la mauvaise santé, d’une part, et les niveaux d’heures travaillées, d’autre part. Les résultats descriptifs concernant l’instabilité des heures annuelles et le stress et la mauvaise santé étaient robustes et n’étaient pas touchés par les caractéristiques de contexte ou les caractéristiques initiales liées au bien-être.
Conclusion
Les discussions portant sur les heures de travail sont habituellement fondées sur des études transversales. On en sait beaucoup moins sur la persistance des longues heures ou des périodes de sous-emploi. Si les heures de travail de nombreux travailleurs sont instables, il se peut que les horaires surchargés ou les périodes creuses soient un problème moins important que ne le laissent supposer les résultats qui découlent d’une approche transversale. Toutefois, un manque de stabilité des heures de travail pourrait être en soi un indicateur d’emplois de faible qualité ou d’un niveau de bien-être inférieur. Le manque d’études portant sur l’ampleur et les conséquences de la variation des heures de travail au fil du temps a entraîné une lacune grave dans notre connaissance du temps de travail.
La variabilité du nombre d’heures de travail est considérable. Il s’agit plus souvent d’employés qui occupent des emplois atypiques et de faible qualité. La prévalence du faible revenu et des gains annuels inférieurs est plus élevée chez ces travailleurs, qui sont aussi plus susceptibles d’être très stressés ou en mauvaise santé. Cela donne à penser qu’il est assez peu probable que de nombreux employés choisissent le travail à heures variables.
Un certain nombre de décisions motivées par la polarisation des heures que montrent les résultats transversaux, visent à réduire le temps de travail pour freiner la tendance croissante à une surcharge de travail. Par exemple, des inquiétudes concernant la répartition jugée inéquitable des heures de travail ont donné lieu à la création en 1994 du Groupe consultatif sur le temps de travail et la répartition du travail, dont le rapport recommandait, entre autres, une nouvelle priorité sur le plan des politiques publiques mettant l’accent sur la redistribution et la réduction du temps de travail (Canada, 1994, p. 56). Toutefois, peu de personnes travaillent de longues heures année après année. En effet, pour bon nombre de travailleurs, une période de surcharge de travail vient compenser une période de sous-emploi, ce qui donne en fin de compte un nombre d’heures de travail à temps plein toute l’année correspondant à la moyenne. Ce manque de persistance des longues heures de travail, accompagné de la variabilité élevée du nombre d’heures individuelles, constituerait un obstacle important au succès de la réglementation du temps de travail.
Cette étude donne aussi une nouvelle perspective de l’équilibre entre travail et vie personnelle. D’autres études montrent que le fait de travailler un trop grand nombre d’heures est le facteur de stress le plus important (Higgins et Duxbury, 2002). La présente étude ajoute la constatation que la variation des heures de travail annuelles est aussi un important déterminant du stress et de la mauvaise santé. Cela donne à penser que les travailleurs pourraient aussi bénéficier des politiques qui visent à réduire non seulement le temps de travail mais aussi la variabilité des heures de travail.
Source des données et définitions
La présente étude repose sur les données du panel longitudinal de l’Enquête sur la dynamique du travail et du revenu (EDTR) pour la période allant de 1996 à 2001. Dans l’EDTR, on recueille les données sur les heures travaillées en demandant aux travailleurs combien d’heures rémunérées ils travaillent « habituellement » durant la semaine, y compris les jours de congé, les congés de maladie ou de maternité rémunérés et les heures supplémentaires rémunérées habituelles, mais non compris les heures supplémentaires rémunérées inhabituelles et toutes les heures non rémunérées. Les données sur les heures hebdomadaires travaillées sont combinées aux autres données sur le nombre de semaines travaillées de manière à produire des estimations individuelles des heures annuelles travaillées. Les absences non rémunérées sont soustraites des heures de travail habituelles.
L’étude est basée sur un échantillon d’environ 8 100 personnes âgées de 25 à 54 ans en 1997 et qui ont travaillé au moins une fois entre 1997 et 2001. Les immigrants arrivés au pays après 1996, les émigrants ayant quitté le pays avant 2001 et les personnes qui ne se trouvaient pas au pays à un moment donné au cours de la période étudiée ont été exclus de l’échantillon. Les travailleurs autonomes ont aussi été exclus.
Heures normales : travail à temps plein toute l’année (de 1 750 à 2 199 heures)
Heures courtes : faible nombre d’heures de travail à temps partiel, une partie de l’année (de 1 à 1 199 heures); nombre d’heures élevé à temps partiel, une partie de l’année (de 1 200 à 1 749 heures)
Longues heures : longues heures (de 2 200 à 2 399 heures); très longues heures (2 400 heures ou plus)
Concepts et mesures
Les heures annuelles étant représentées par h, l’écart absolu moyen est donné par la formule suivante :
Dans cette formule, hit représente les heures annuelles de l’individu i en année t, et i est la moyenne des heures annuelles de cette même personne pour les cinq années. Ainsi, EAMi donne simplement la différence absolue moyenne entre les heures de travail d’un individu une année typique et ses heures de travail une année réelle. |
Documents consultés
- CANADA. 1994. Rapport du Groupe consultatif sur le temps de travail et la répartition du travail. Développement des ressources humaines Canada, no MP43-336/1994 au catalogue de DRHC, Hull (Québec), 105 p.
- HIGGINS, Chris et Linda Duxbury. 2002. Enquête nationale sur le conflit entre le travail et la vie personnelle (2001) : Rapport 1, établi pour la Division de la santé des collectivités, Santé Canada, Ottawa, 88 p.
Article intégral en format PDF
Auteurs
Les auteurs sont au service de la Division de l’analyse des entreprises et du marché du travail. On peut joindre Andrew Heisz au 613-951-3748, et Sébastien LaRochelle-Côté au 613-951-0803 ou les deux à perspective@statcan.gc.ca.
Pour visualiser les documents PDF, vous devez utiliser le lecteur Adobe gratuit. Pour visualiser (ouvrir) ces documents, cliquez simplement sur le lien. Pour les télécharger (sauvegarder), mettez le curseur sur le lien et cliquez le bouton droit de votre souris. Notez que si vous employez Internet Explorer ou AOL, les documents PDF ne s'ouvrent pas toujours correctement. Veuillez consulter Dépannage pour documents PDF. Il se peut que les documents PDF ne soient pas accessibles au moyen de certains appareils. Pour de plus amples renseignements, visitez le site Adobe ou contactez-nous pour obtenir de l'aide.
|