Rapports économiques et sociaux
Exposition à l’intelligence artificielle dans les emplois au Canada : estimations expérimentales
DOI : https://doi.org/10.25318/36280001202400900004-fra
Début du texte
Les récentes avancées dans le domaine de l’intelligence artificielle (IA) ont soulevé des questions au sujet de l’avenir du travail. Les débats portent principalement sur la possibilité que l’IA remplace certains travailleurs humains. Il est difficile de prédire les effets de la transformation technologique sur le marché du travail. Cela est particulièrement vrai en matière d’IA compte tenu de l’incertitude entourant l’étendue de son potentiel, le rythme de son développement et de sa mise en œuvre et la façon dont les travailleurs, les entreprises et les administrations publiques peuvent réagir et s’adapter.
Des études antérieures sur la transformation technologique ont permis d’examiner l’incidence potentielle de l’automatisation sur le marché du travail canadien (Frenette et Frank, 2020). L’automatisation est généralement définie comme l’utilisation de machines pour effectuer des tâches simples, routinières et non cognitives. L’IA, quant à elle, peut accomplir des tâches complexes, non routinières et cognitives. Les capacités de l’IA se développent et l’on ne sait pas encore avec certitude à quel point l’IA sera puissante à l’avenir.
Malgré la difficulté de prédire l’incidence nette de l’IA sur les emplois au Canada, Mehdi et Morissette (2024) [qui ont intégré des données des recensements de la population de 2016 et de 2021 aux données du Occupational Information Network] proposent certaines estimations expérimentales de l’exposition professionnelle à l’IA au moyen de la méthodologie élaborée par Felten, Raj et Seamans (2021) ainsi que par Pizzinelli et coll. (2023). La mesure utilisée est l’indice d’exposition professionnelle à l’IA ajusté en fonction de la complémentarité, qui permet de classer les emplois en trois groupes d’IA au moyen de l’indice médian d’exposition professionnelle à l’IA et des scores de complémentarité : 1) une exposition élevée et une faible complémentarité; 2) une exposition élevée et une grande complémentarité; 3) une faible exposition (quel que soit le degré de complémentarité). Les deux premiers groupes sont composés d’emplois potentiellement très exposés à l’IA, mais le premier groupe peut compter relativement plus de tâches pouvant être remplacées par l’IA à l’avenir, tandis que le deuxième peut compter relativement plus de tâches hautement complémentaires à l’IA. Le troisième groupe d’emplois est potentiellement moins exposé à l’IA que les deux premiers groupes, quel que soit le degré de complémentarité.
Les employeurs peuvent ne pas immédiatement remplacer la main-d’œuvre humaine par l’IA, même si cela est technologiquement faisable, et ce, en raison de contraintes financières, juridiques et institutionnelles. Par conséquent, l’exposition à l’IA ne constitue pas nécessairement un risque de perte d’emploi. Au minimum, elle peut signifier un certain degré de transformation de l’emploi. Compte tenu de l’incertitude entourant l’IA, les estimations expérimentales exposées dans le présent article doivent être interprétées avec prudence. Seul le temps nous dira quelle sera l’incidence future de l’IA.
La majorité des travailleurs au Canada occupent des emplois pouvant être très exposés à la transformation de l’emploi liée à l’intelligence artificielle, mais environ la moitié pourrait en bénéficier
En mai 2021, 31 % des employés au Canada âgés de 18 à 64 ans occupaient des emplois potentiellement très exposés à l’IA et relativement moins complémentaires à celle-ci; 29 % occupaient des emplois potentiellement très exposés à l’IA et très complémentaires à celle-ci; et 40 % occupaient des emplois pouvant ne pas être très exposés à l’IA. Ces constatations sont demeurées en grande partie inchangées par rapport à celles de mai 2016 et concordent avec les données probantes internationales provenant d’autres économies avancées, comme les États-Unis (Cazzaniga et coll., 2024).
La figure 1 illustre la possibilité de l’IA de transformer un vaste ensemble de professions, quel que soit le niveau de compétence. Les emplois potentiellement très exposés à une transformation de l’emploi liée à l’IA sont généralement ceux nécessitant des études supérieures. Malgré cela, les professions comme celles de médecin, d’infirmier, d’enseignant et d’ingénieur électricien peuvent être très complémentaires aux technologies de l’IANote . En revanche, les professions en affaires, en finance et en technologies de l’information et des communications (pouvant également nécessiter des études supérieures) présentent moins de complémentarité potentielle avec l’IA. Toutefois, cela ne signifie pas nécessairement que ces emplois seront moins recherchés à l’avenir en raison de l’IA, car bon nombre d’entre eux sont essentiels à l’économie. L’IA pourrait plutôt jouer un rôle transformateur menant à la création de nouvelles tâches pour ces emplois, ou à de tout nouveaux emplois.
Description de la figure
Exposition professionnelle à l'intelligence artificielle (EPIA) et complémentarité au Canada
Le graphique montre un nuage de points; l’axe horizontal représente l’indice d’exposition professionnelle à l’intelligence artificielle sur une échelle de 5 à 7 et l’axe vertical représente l’indice de complémentarité sur une échelle de 0,4 à 0,8. Le graphique comporte 490 points de données. Chaque point de donnée représente une profession selon son code à 4 chiffres de la Classification nationale des professions, version 2016, et est codé selon une de trois couleurs. Ces couleurs distinguent les professions selon leur niveau de scolarité minimal requis. Les professions qui requièrent un baccalauréat ou un grade de niveau supérieur sont en bleu, les professions qui requièrent des études postsecondaires partielles sont en vert et les professions qui requièrent des études secondaires ou un niveau inférieur sont en rouge. Le graphique montre la relation entre l’exposition professionnelle à l’intelligence artificielle (IA) et le rôle complémentaire que peut jouer l’IA dans une profession donnée. Plus l’indice d’exposition professionnelle à l’IA est élevé, plus la possible exposition professionnelle à l’IA est élevée. Plus l’indice de complémentarité est élevé, plus la possible complémentarité de l’IA est élevée. Un indice d’exposition professionnelle à l’IA médian de 6 et un indice de complémentarité de 0,6 sont utilisés pour placer les professions dans quatre quadrants. Le quadrant supérieur gauche contient des points de données qui représentent des professions qui pourraient être moins exposées à l’IA et pour lesquelles l’IA pourrait être très complémentaire. La majorité des professions dans ce quadrant requièrent des études postsecondaires partielles, mais certaines requièrent des études secondaires ou de niveau inférieur. Certaines des professions dans ce quadrant sont les pompiers et pompières, les plombiers et plombières et les charpentiers-menuisiers et charpentières-menuisières. Le quadrant inférieur gauche contient des points de données qui représentent des professions qui pourraient être moins exposées à l’IA, mais pour lesquelles l’IA pourrait être moins complémentaire. La majorité des professions dans ce quadrant requièrent des études secondaires ou un niveau inférieur, mais certaines requièrent des études postsecondaires partielles. Certaines des professions dans ce quadrant sont les serveurs et serveuses d’aliments et de boissons, les manœuvres des services de transformation, de fabrication et d’utilité publique et les soudeurs et soudeuses et opérateurs et opératrices de machines à souder et à braser. Le quadrant supérieur droit contient des points de données qui représentent des professions qui pourraient être très exposées à l’IA et pour lesquelles l’IA pourrait être très complémentaire. La majorité des professions dans ce quadrant requièrent un baccalauréat ou un grade de niveau supérieur, mais certaines requièrent des études postsecondaires partielles. Certaines des professions sont les omnipraticiens et omnipraticiennes et médecins en médecine familiale, les enseignants et enseignantes au niveau secondaire et ingénieurs électriciens et électroniciens et les ingénieures électriciennes et électroniciennes. Le quadrant inférieur droit contient des points de données qui représentent des professions qui pourraient être très exposées à l’IA, mais pour lesquelles l’IA pourrait être moins complémentaire. Ce quadrant contient moins de points de données que les autres et les professions représentées par les points de données requièrent différents niveaux de scolarité. Certaines des professions sont les commis à la saisie de données, les économistes, les techniciens et techniciennes de réseau informatique et les programmeurs et programmeuses et développeurs et développeuses en médias interactifs.
Notes : EPIA = exposition professionnelle à l'intelligence artificielle. L'indice EPIA et la complémentarité possible sont fondés sur Felten, Raj et Seamans (2021) et Pizzinelli et coll. (2023). On considère que l'exposition d'une profession est élevée lorsque l'indice EPIA est supérieur à la médiane pour toutes les professions (6,0) et faible si ce n'est pas le cas. De façon similaire, on considère que la complémentarité de l'IA avec une profession est élevée si le paramètre de complémentarité est supérieur à la médiane pour toutes les professions (0,6) et faible si ce n'est pas le cas. Les professions présentées dans ce graphique sont fondées sur les codes à 4 chiffres de la Classification nationale des professions (CNP) 2016, version 1.3, convertie de la United States Standard Occupational Classification (SOC) de 2018. Parmi les 500 professions de la CNP, 10 professions qui représentaient moins de 1 % des emplois au Canada ont été exclues faute de données du Occupational Information Network (O*NET) pour calculer les indices EPIA et de complémentarité.
Source : Occupational Information Network (O*NET) version 28.2.
Certains groupes de travailleurs, comme ceux vivant en milieu urbain, les femmes, les personnes gagnant un revenu élevé et les personnes très instruites, sont plus susceptibles que d’autres d’occuper des emplois potentiellement très exposés à la transformation de l’emploi liée à l’IA. Cependant, ils sont également plus susceptibles d’occuper des emplois potentiellement très complémentaires à l’IA. Les différences d’exposition à l’IA entre ces groupes de travailleurs sont en grande partie attribuables à la variété des professions qu’ils occupent. La capacité de s’adapter aux changements technologiques pourrait également varier d’une personne à l’autre.
Les travailleurs très instruits sont plus susceptibles que leurs homologues moins instruits d’occuper des emplois très exposés à la transformation de l’emploi liée à l’intelligence artificielle
Alors que les vagues précédentes de transformation technologique ont principalement touché les travailleurs moins instruits, l’IA pourrait être plus susceptible de toucher les travailleurs très instruits, car ceux-ci sont plus portés à occuper des emplois qui comportent habituellement des tâches axées sur la cognition. Le graphique 1 montre que de 83 % à 90 % des travailleurs titulaires d’un baccalauréat ou d’un diplôme de niveau supérieur occupaient des emplois potentiellement très exposés à la transformation de l’emploi liée à l’IA. Cependant, plus de la moitié de ces travailleurs très instruits occupent des emplois potentiellement très complémentaires à l’IA. Les travailleurs dont le plus haut niveau de scolarité était une formation d’apprenti ou un certificat d’une école de métiers étaient les moins enclins à occuper des emplois potentiellement très exposés à la transformation de l’emploi liée à l’IA (27 %). Ces travailleurs sont plus susceptibles d’occuper un emploi dans le domaine des métiers spécialisés, lequel peut être relativement moins exposé à la transformation de l’emploi liée à l’IA.
Tableau de données du graphique 1
Plus haut niveau de scolarité atteint | Exposition élevée, complémentarité faible | Exposition élevée, complémentarité élevée | Faible exposition |
---|---|---|---|
pourcentage d’employés | |||
Diplôme d’études secondaires ou moins | 25 | 13 | 62 |
Certificat ou diplôme d’apprenti ou d’une école de métiers | 15 | 12 | 73 |
Certificat ou diplôme d’un collège, d’un cégep ou d’un autre établissement de niveau inférieur au baccalauréat | 36 | 26 | 38 |
Baccalauréat | 37 | 46 | 17 |
Diplôme d’études supérieures | 32 | 58 | 10 |
Notes : L’échantillon est composé d’employés âgés de 18 à 64 ans vivant hors réserve dans des logements privés, à l’exclusion des membres à temps plein des Forces armées canadiennes. L’indice d’exposition professionnelle à l’intelligence artificielle et la complémentarité possible sont calculés à l’aide des données de l’Occupational Information Network et sont fondés sur Felten, Raj et Seamans (2021), et Pizzinelli et coll. (2023). Sources : Statistique Canada, Recensement de la population, 2021; Occupational Information Network, version 28.2. |
Conclusion
Les progrès récents en matière d’IA ont suscité de l’enthousiasme et des préoccupations concernant leurs répercussions sur l’économie et au-delà. Bien que les vagues de transformation technologique précédentes aient soulevé des préoccupations quant à l’avenir des emplois comportant des tâches routinières et manuelles, un segment plus vaste de la population active pourrait être touché à une époque où l’IA devient de plus en plus capable de réaliser des tâches cognitives et non routinières habituellement accomplies par des travailleurs hautement qualifiés.
On ne sait pas quelle sera l’incidence nette de l’IA sur les emplois au Canada. Des estimations expérimentales de l’exposition professionnelle à l’IA laissent croire que les emplois hautement spécialisés pourraient être plus exposés à la transformation de l’emploi liée à l’IA que les emplois peu spécialisés. Toutefois, la moitié des travailleurs occupant des emplois très exposés à la transformation de l’emploi liée à l’IA pourrait également en bénéficier, tant que l’IA les aide dans le travail qu’ils font et que, au besoin, ils ont les compétences nécessaires pour en tirer parti.
Les estimations expérimentales présentées dans l’étude se veulent tournées vers l’avenir en fonction de la situation actuelle relative à l’IA. Elles ne tiennent pas compte de la dynamique économique, comme l’adaptabilité à long terme des travailleurs, des entreprises et des administrations publiques. De plus, ces estimations sont fondées sur un sous-ensemble des applications actuelles d’IA et ne présentent qu’une vue étroite de l’IA (c.-à-d. l’IA générative ou l’IA répondant passivement aux demandes). Elles excluent les formes plus générales d’IA pouvant être intégrées à l’équipement robotisé et présentant des capacités avancées pour penser et agir de façon autonome. Au fur et à mesure de l’accroissement des capacités de l’IA au fil du temps, l’applicabilité de la méthode utilisée dans l’étude pourrait diminuer.
Les résultats de la présente étude peuvent éclairer les politiques du marché du travail liées au recyclage et à la planification de carrière; il convient cependant de souligner que la mise en œuvre à grande échelle de nouvelles technologies peut prendre du temps. Une incertitude plane également quant à l’ampleur de l’adoption de l’IA par les entreprises. Même sans incidence nette de l’IA sur les emplois, elle pourrait tout de même avoir des répercussions sur d’autres aspects de l’économie, comme la productivité du travail et l’inégalité des revenus. Il reste à voir de quelle façon les travailleurs, les entreprises et les administrations publiques réagiront à l’évolution potentielle de l’IA et à sa mise en œuvre, et s’y adapteront.
Auteurs
Tahsin Mehdi et Marc Frenette travaillent à la Division de l’analyse sociale et de la modélisation, Direction des études analytiques et de la modélisation, de Statistique Canada.
Bibliographie
Cazzaniga, M., F. Jaumotte, L. Li, G. Melina, A.J. Panton, C. Pizzinelli, E.J. Rockall et M.M. Tavares. 2024. Gen-AI: Artificial intelligence and the future of work. Fonds monétaire international, document de travail no 1.
Felten, E., M. RAJ et R. Seamans. 2021. Occupational, Industry, and Geographic Exposure to Artificial Intelligence: A Novel Dataset and its Potential Uses. Strategic Management Journal 42(12) : 2195-2217.
Frenette, M. et K. Frank. 2020. Automatisation et transformation des emplois au Canada : qui est à risque? Direction des études analytiques : documents de recherche. Produit no 11F0019M au catalogue de Statistique Canada. Ottawa : Statistique Canada.
Mehdi, T. et R. Morissette. 2024. Estimations expérimentales de l’exposition professionnelle potentielle à l’intelligence artificielle au Canada. Direction des études analytiques : documents de recherche. Produit no 11F0019M au catalogue de Statistique Canada. Ottawa : Statistique Canada.
Pizzinelli, C., A.J. Panton, M.M. Tavares, M. Cazzaniga et L. Li. 2023. Labour market exposure to AI: Cross-country differences and distributional implications. Fonds monétaire international, Notes de discussion du personnel no 216.
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