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  1. Introduction
  2. Survol des études publiées
  3. Données et méthodologie
  4. Résultats
  5. Conclusions

1   Introduction

Au cours des 30 dernières années, les caractéristiques des familles canadiennes se sont transformées. Les unions libres sont devenues plus courantes, le nombre de divorces a augmenté et les familles recomposées ou mixtes sont plus nombreuses qu'auparavant. Les caractéristiques de l'activité des familles ont également changé à la suite de l'entrée massive des femmes sur le marché du travail rémunéré et de leur apport croissant au revenu familial. Les attitudes concernant les rôles des hommes et des femmes au travail et à la maison ont aussi évolué (Crompton, Brockmann et Wiggins, 2003). Ces mutations ont amené des chercheurs oeuvrant dans un certain nombre de disciplines à réexaminer les comportements économiques des familles : comment elles prennent des décisions en matière d'emploi et de consommation, comment elles équilibrent le travail rémunéré et non rémunéré, comment elles gèrent leur revenu, et ainsi de suite.

Dans la présente étude, les données de l'Enquête sociale générale (ESG) de 2007 sont utilisées pour examiner les stratégies de gestion du revenu des couples canadiens dont au moins l'un des conjoints ou partenaires est âgé de 45 ans et plus 1  : la mesure dans laquelle ces couples optent pour l'allocation (un conjoint ou partenaire gère le revenu du couple et en donne une part à l'autre), la mise en commun (les deux conjoints ou partenaires mettent leurs revenus en commun et chacun prend l'argent dont il a besoin) ou la séparation des revenus (les conjoints ou partenaires mettent une partie de leurs revenus en commun ou ne mettent pas leurs revenus en commun). On examine les caractéristiques démographiques et financières liées à ces stratégies et on estime la mesure dans laquelle des caractéristiques observables interviennent dans l'écart marqué entre les stratégies des couples mariés et celles des couples en union libre.

Les résultats révèlent que les stratégies de gestion du revenu adoptées par les couples, plus précisément la mesure dans laquelle les revenus sont mis en commun ou demeurent séparés, corrèlent avec les caractéristiques de la relation, dont l'union libre, la durée de la relation et la présence d'enfants. En outre, la probabilité de séparer les revenus corrèle positivement avec le niveau de scolarité et le revenu de la femme.

L'organisation du revenu au sein des ménages a plusieurs incidences sur la politique publique. Par exemple, la répartition intra-ménage du revenu pourrait avoir une incidence sur la mesure du bien-être financier. Les mesures du faible revenu supposent que les membres d'une famille partagent les ressources également et ont le même niveau de vie. Si le revenu d'une famille est inférieur au seuil de faible revenu, tous ses membres sont donc considérés comme vivant dans une situation difficile. Comme on ne dispose pas de données sur la répartition intra-famille du revenu, il est impossible de calculer autrement les taux de faible revenu. Toutefois, Phipps et Burton (1995) ont évalué la sensibilité des taux de faible revenu à différentes hypothèses concernant le partage intra-famille. À l'aide de données de 1992, ils ont constaté que dans les familles biparentales avec enfants, le père et la mère avaient un taux de faible revenu de 8,9 % selon l'hypothèse du partage égal et que le taux diminuait à 2,7 % pour le père et augmentait à 17,5 % pour la mère selon l'hypothèse du partage minimal 2 . De même, Woolley et Marshall (1994) ont examiné la répartition globale du revenu des ménages et observé que l'hypothèse du partage intra-ménage inégal 3  donnait un coefficient de Gini 4  de 27 % supérieur à celui que donne l'hypothèse du partage égal. Il en va de même des taux de remplacement du revenu chez les personnes âgées, car pour les estimations fondées sur le couple ou la famille comme unité d'analyse, on suppose que tous les membres partagent le même niveau de vie, même si les taux de remplacement obtenus par chaque membre de la famille sont différents.

Les stratégies de gestion du revenu ont également une incidence sur le recours aux dispositions fiscales. Par exemple, les couples qui envisagent leur avenir financier comme inextricablement lié peuvent être plutôt enclins à cotiser au régime d'épargne-retraite du conjoint, compte tenu ou non des dispositions concernant les cotisations au REER de conjoint.

Les stratégies adoptées par les couples pour organiser et gérer leurs revenus sont également pertinentes du point de vue juridique. Par exemple, Treas (1993) a constaté que les couples américains dont le mari exerce une profession médicale ou juridique à haute responsabilité étaient plus portés à avoir des comptes bancaires distincts. Comme ces personnes courent un risque élevé d'être poursuivies, soutient l'auteur, les couples utilisent des comptes distincts pour se protéger contre des poursuites éventuelles. Treas a également observé que les couples étaient moins portés à utiliser des comptes bancaires distincts dans les États disposant de lois sur la communauté de biens (1993, p. 731) et qu'on pouvait s'y attendre puisqu'en vertu de ces lois, l'argent déposé dans des comptes distincts ne constitue pas un bien personnel. En examinant un échantillon restreint de couples dont un ou les deux partenaires avaient déjà été mariés, Burgoyne et Morison (1997) ont constaté que les couples d'un certain âge avec enfants nés d'un mariage antérieur étaient plus portés à séparer leurs revenus et que ce phénomène ressortait tout particulièrement des dispositions prises relativement à la répartition de leurs actifs après leur décès (p. 363). On peut en déduire que chez les personnes d'un certain âge vivant dans une structure familiale complexe, la planification successorale et les lois qui la régissent constituent des facteurs qui influencent l'organisation du revenu.

Phipps et Burton (1995, 1996) ont longuement abordé la pertinence, en ce qui concerne les politiques d'intérêt public, des stratégies de gestion du revenu des ménages et souligné la portée de l'évolution de l'économie familiale sur la politique publique.

Dans l'ensemble, les familles et les ménages (ainsi que les particuliers) constituent des unités d'analyse importantes pour la collecte, l'organisation et l'étude de données statistiques. Néanmoins, de plus en plus d'études témoignent de rapports complexes et d'intérêts diversifiés au sein de ces unités et du fait qu'elles n'adoptent pas nécessairement des comportements homogènes. La présente étude vise à le rappeler en documentant la diversité et les corrélats des stratégies de gestion du revenu.

Au cours des dernières années, on a publié bon nombre d'études qualitatives présentant de façon nuancée les stratégies de gestion du revenu à partir d'interviews en profondeur semi-structurées auprès d'un nombre restreint de couples. Cette étude apporte un complément utile en estimant la fréquence et les corrélats de ces stratégies dans la population d'une façon que ne permet pas une étude qualitative. En outre, elle repose sur un ensemble de variables socioéconomiques plus complet que celui dont disposent souvent les études quantitatives. Par exemple, Vogler, Brockmann et Wiggins (2006) ainsi que Heimdal et Houseknecht (2003) documentent les écarts entre les stratégies de gestion du revenu des couples mariés et celles des couples en union libre, mais sans pouvoir déterminer dans quelle mesure ces écarts reflètent des différences systématiques dans la durée de ces relations, dans la présence d'enfants ou dans filiation de ceux-ci. D'autres études portent soit sur les couples mariés (Treas, 1993), soit sur les couples en union libre (Winkler, 1997; Elizabeth, 2001). Par conséquent, la présente analyse a pour objectif d'examiner les covariables socioéconomiques liées aux stratégies de gestion du revenu à l'aide d'une vaste enquête représentative à l'échelle nationale, contenant des renseignements plus complets sur les caractéristiques des répondants que ceux dont on disposait jusqu'à maintenant. Les questions d'inégalité entre les sexes et de relations de pouvoir, qui font l'objet de nombreuses études de la gestion du revenu, dépassent le cadre de cette analyse.

La source de données utilisée ne donne pas de renseignements sur les attitudes des répondants au sujet des rôles de l'homme et de la femme 5  ni sur l'importance accordée à des valeurs comme l'indépendance personnelle, l'autonomie ou la propriété des biens, facteurs qui s'avèrent liés aux stratégies de gestion du revenu (Vogler, Brockmann et Wiggins, 2006; Yodanis et Lauer, 2007a). On ne peut estimer dans quelle mesure les écarts entre les groupes sont attribuables à ces facteurs. La source de données de la présente étude se limite aux répondants âgés de 45 ans et plus, mais leur conjoint ou partenaire peut être plus jeune qu'eux. Les résultats d'autres études révèlent une corrélation significative, mais faible, entre l'âge et les stratégies de gestion du revenu (voir plus loin). Aucune étude sur la gestion du revenu faisant état de liens entre l'âge et d'autres variables, dont l'union libre, n'a été trouvée. Malgré la limite établie à 45 ans et plus, la présente analyse donne des résultats robustes concernant les caractéristiques socioéconomiques liées aux stratégies de gestion du revenu chez les Canadiens.

La suite de la présente étude comporte quatre sections. Dans la section 2, le contexte de l'analyse est établi par l'énonciation des grands thèmes des documents de recherche publiés. Dans la section 3, la source des données et des méthodes est décrite. Dans la section 4, les constatations sont présentées, y compris les résultats de deux modèles multivariés et d'une décomposition de Blinder-Oaxaca. Dans la section 5, les conclusions et leur incidence sont présentées.

2   Survol des études publiées

Les économistes se penchent depuis de nombreuses années sur le comportement économique des ménages. L'approche économique traditionnelle, celle du modèle unitaire, étend le plus souvent les modèles individuels de comportement économique aux ménages (Samuelson, 1956 et Becker, 1973, 1981). Le modèle unitaire suppose qu'un ménage constitue une seule unité décisionnelle, qu'il maximise une seule fonction d'utilité domestique et qu'il fait l'objet d'une seule contrainte budgétaire. Le modèle impose également d'importantes restrictions, comme la mise en commun des revenus (income pooling), où seul le revenu familial total exogène (et non sa répartition entre les membres du ménage) intervient dans les décisions en matière de travail et de consommation. Enfin, le modèle suppose la symétrie des effets croisés de l'offre de travail de chaque membre du ménage, c'est-à-dire que le changement dans l'offre de travail de la femme par suite d'un changement dans le salaire du mari est égal au changement dans l'offre de travail du mari par suite d'un changement dans le salaire de la femme. Des études empiriques (Phipps et Burton, 1996; Fortin et Lacroix, 1997) ont rejeté catégoriquement les restrictions concernant la mise en commun des revenus et la symétrie. On a également critiqué le modèle parce qu'il ne permet pas de déterminer l'allocation intra-ménage de la consommation et de l'offre de travail. Comme le résument Phipps et Burton (1995), le modèle unitaire fait abstraction d'une évidence : la famille est composée de personnes ayant chacune leurs goûts et leurs préférences, qui ne sont pas nécessairement toujours d'accord, qui n'ont pas nécessairement des pouvoirs égaux et qui ne sont pas nécessairement aussi bien nanties les unes que les autres (p. 179).

C'est en partie pour ces raisons qu'on a élaboré de nouvelles approches fondées sur les préférences individuelles et sur la théorie des jeux (McElroy, 1990; Kooreman et Kapteyn, 1990; Chiappori, 1988). Toutefois, c'est le modèle collectif de Chiappori (1992) qui a ouvert la boîte noire du comportement économique des familles. Le modèle collectif suppose que les membres de la famille ont leurs préférences et leurs intérêts et qu'ils négocient entre eux. Le processus de négociation est influencé par la règle de partage, le modèle supposant seulement que la négociation aboutit à une allocation efficiente des ressources du ménage selon le principe de Pareto. Le modèle n'impose pas de restrictions comme la mise en commun des revenus ou la symétrie des effets croisés. Si des études empiriques ont rejeté le modèle unitaire, on ne peut toutefois pas rejeter le modèle collectif en fonction de données sur les dépenses (Bourguigon et coll., 1993) ou sur l'offre de travail (Fortin et Lacroix, 1997).

Le thème de la négociation intra-ménage présent dans les modèles collectifs proposés par les économistes constitue également un thème important dans d'autres disciplines. Par exemple, certains spécialistes de la consommation soutiennent que l'entrée des femmes sur le marché du travail rémunéré et le fait qu'elles touchent des gains ont renforcé leur position de négociation au foyer et transformé la prise de décisions en matière de consommation. Belch et Willis (2002) observent qu'au sein du couple, la femme joue aujourd'hui un rôle plus important dans les achats (automobile, vacances familiales, assurance et services financiers) qu'au milieu des années 1980 et que ces décisions sont passées d'un processus dominé par le mari à un processus décisionnel conjoint. La négociation intra-ménage et les écarts dans le pouvoir, les conditions matérielles et le risque constituent également des thèmes importants de la recherche féministe. La mesure dans laquelle l'entrée des femmes sur le marché du travail rémunéré a entraîné une renégociation des questions concernant le ménage, dont le travail domestique, l'équilibre travail-famille, le soin des enfants et la gestion du revenu, constitue un thème important des études publiées (Vogler, 2005; Tichenor, 2005).

L'organisation du revenu s'inscrit dans ce contexte du comportement économique des ménages et de la négociation intra-ménage. Au cours des années 1980, Jan Pahl a conceptualisé (1986) et appliqué une classification de la gestion du revenu qui définit selon quatre niveaux graduels le contrôle exercé sur le revenu par les conjoints ou partenaires (Heimdal et Houseknecht, 2003). Sa typologie de la gestion du revenu comprend : 1) la gestion de l'ensemble des revenus; 2) l'allocation domestique (l'un des conjoints ou partenaires gère le budget du ménage et donne à l'autre une allocation ou un montant fixe); 3) la mise en commun ou gestion partagée (les deux conjoints ou partenaires mettent leurs revenus en commun et les utilisent selon les besoins); 4) la gestion indépendante (les conjoints ou partenaires gèrent séparément leurs revenus et leurs dépenses). Dans des enquêtes récentes, dont le International Social Survey Programme (ISSP) de 1994 et 2002, une variante de la typologie de Pahl a été utilisée. En l'occurrence, on a demandé aux répondants à l'ISSP : 

  1. Comment vous et votre conjoint ou partenaire organisez-vous votre revenu individuel ou collectif? Veuillez choisir l'énoncé qui correspond le mieux à votre situation.
  1. Je gère entièrement l'argent et donne à mon conjoint ou partenaire sa part.
  2. Mon conjoint ou partenaire gère entièrement l'argent et me donne ma part.
  3. Nous mettons tout l'argent en commun et chacun prend ce dont il a besoin.
  4. Nous mettons une partie de l'argent en commun et gardons le reste séparé.
  5. Chacun de nous garde son argent séparé. [Traduction]

D'autres études qualitatives ou fondées sur des enquêtes ont aussi abordé la fréquence des stratégies d'allocation, de mise en commun et de séparation des revenus (Burgoyne et Morison, 1997; Burgoyne et coll., 2007; Vogler et Pahl, 1993). Il convient de mentionner que ces stratégies ne nous renseignent pas sur la mesure dans laquelle le revenu et les dépenses sont partagés équitablement entre les conjoints ou partenaires. Par exemple, on ne précise pas quelle est la part relative d'un conjoint ou partenaire en vertu de l'allocation des revenus, et rien ne garantit que les conjoints ou partenaires qui mettent leurs revenus en commun ont un accès égal aux fonds ou qu'ils retirent des montants comparables pour leurs dépenses personnelles. De même, la participation aux dépenses des conjoints ou partenaires qui séparent leurs revenus n'est pas nécessairement égale (ou équitable). Ashby et Burgoyne (2008) soulignent la complexité de la question en observant que les couples qui séparent partiellement ou entièrement leurs revenus en conçoivent la gestion et les gèrent de diverses façons (voir aussi Vogler, Brockmann et Wiggins, 2006 [p. 478]). Bref, les grandes catégories ne reflètent pas la complexité ni la diversité des façons dont les couples gèrent leurs finances.

Compte tenu de ces mises en garde, les réponses à la question sur la gestion du revenu révèlent le degré d'indépendance que les personnes en couple exercent à l'égard de leur revenu. Ayant suivi 42 couples au cours de leur première année de mariage, Burgoyne et coll. (2007, p. 214) constatent que ceux qui privilégient la séparation des revenus le font afin de maintenir leur identité et leur autonomie financières. De même, Vogler (2005, p. 12) observe que les conjoints qui séparent leurs revenus ont tendance à fonctionner comme deux personnes autonomes ayant chacune leur propre système comptable, puis à échanger entre elles des biens et des services comme sur un marché 6 .

On associe aux stratégies de gestion du revenu exercées par les couples diverses caractéristiques qu'on peut répartir de façon générale selon trois catégories.

2.1  Caractéristiques démographiques

Plusieurs études documentent la corrélation entre les caractéristiques démographiques des couples et la probabilité de mettre en commun ou de séparer les revenus. L'une de ces caractéristiques démographiques est l'état matrimonial, car les couples en union libre sont plus susceptibles de séparer leurs revenus que les couples mariés (Heimdal et Houseknecht, 2003; Vogler, 2005; Woolley, 2003). On a avancé un certain nombre d'explications possibles. Les couples en union libre peuvent avoir moins confiance que les couples mariés dans la permanence de leur relation et séparer leurs revenus pour se protéger en cas de rupture. Les valeurs auxquelles adhèrent les personnes qui choisissent l'union libre (l'individualisme, l'autonomie personnelle et l'égalité de l'apport des partenaires) peuvent aussi contribuer à la séparation des revenus (Burgoyne et coll., 2006; Brines et Joyner, 1999). Les lois régissant la communauté de biens en constituent un autre facteur (Heimdal et Houseknecht, 2003).

Plusieurs études montrent que les couples dont l'un ou les deux partenaires ont déjà divorcé sont plus portés que les autres à séparer leurs revenus (Yodanis et Lauer, 2007a; Heimdal et Houseknecht, 2003; Woolley, 2003; Treas, 1993). Un divorce antérieur peut réduire la confiance dans la permanence de la relation en cours et aussi accroître la complexité des aménagements familiaux et financiers, comme le paiement ou la réception d'une pension alimentaire pour enfants, ce qui rend plus pratique la séparation des revenus sur une base courante.

La durée de la relation constitue un autre facteur. La séparation des revenus est moins courante (et la mise en commun, plus courante) chez les couples dont la relation dure depuis longtemps (Winkler, 1997; Treas, 1993). Ce phénomène peut s'expliquer par la confiance élevée dans la permanence de la relation, l'acquisition de biens en commun au fil du temps (Burgoyne et coll., 2007) ou la présence d'enfants issus du couple (Winkler, 1997; Treas, 1993). Ce dernier facteur est aussi lié positivement à la mise en commun des revenus (Winkler, 1997; Heimdal et Houseknecht, 2003).

Enfin, on observe souvent un lien significatif, mais faible, entre l'âge et les stratégies de gestion du revenu. Par exemple, Treas (1993) a constaté un lien négatif, mais faible, entre l'âge de la femme et la probabilité d'utiliser des comptes bancaires distincts. De même, dans leurs résultats bivariés, Bonke et Uldall-Poulsen (2007) montrent que les couples dans la vingtaine sont les moins portés à mettre leurs revenus en commun, mais que cette probabilité varie d'environ 1 à 4 points de pourcentage chez les couples dans la trentaine, la quarantaine et la cinquantaine. Vogler, Brockmann et Wiggins (2006) font état d'une corrélation positive entre l'âge et la gestion indépendante du revenu chez les hommes, mais pas chez les femmes ni chez l'ensemble des répondants. Yodanis et Lauer (2007a) observent aussi une corrélation significative, mais faible, entre l'âge et les stratégies de gestion du revenu. Par conséquent, si les jeunes gens vivent souvent le genre de relation où les conjoints séparent leurs revenus (union libre, relation de courte durée, couple sans enfants), l'incidence de l'âge en soi semble faible par rapport à celle d'autres caractéristiques.

2.2  Revenu et niveau de scolarité

Certaines études ont porté sur la corrélation entre les stratégies de gestion du revenu et les caractéristiques du revenu des couples. Treas (1993) aborde la question en fonction des niveaux absolus de revenu, laissant entendre que la corrélation avec les stratégies de gestion du revenu peut être positive ou négative. D'une part, les couples à revenu élevé peuvent être plus portés à utiliser des comptes distincts afin d'éviter les inconvénients du partage. D'autre part, ils peuvent être plus portés à mettre leurs revenus en commun s'ils s'inquiètent moins des comportements de type resquilleur ou dépensier lorsqu'ils disposent de ressources plus abondantes. Treas constate que la probabilité d'utiliser des comptes distincts est liée positivement aux revenus des couples. Heimdal et Houseknecht (2003) observent la même chose dans le volet suédois (mais non dans le volet américain) de leur échantillon, tandis que Bonke et Uldall-Poulsen (2007) ne constatent pas de tendance uniforme dans les quintiles de revenu des ménages. Le modèle de Vogler, Brockmann et Wiggins (2006) ne comprend pas le revenu des ménages, mais les auteurs concluent que la probabilité de séparer les revenus est plus élevée chez les couples qui occupent des postes de cadre ou de professionnel que chez ceux qui n'en occupent pas.

On peut aussi aborder les ressources sous l'angle de l'apport relatif de chaque partenaire au revenu du couple. Il n'est évidemment pas question de gérer séparément les finances lorsqu'un seul conjoint touche un revenu. Dans les autres cas, Bonke et Uldall-Poulsen (2007) estiment que la répartition inégale du revenu au sein du couple peut accroître la probabilité de séparer les revenus lorsque les conjoints sont « plutôt égoïstes » ou celle de mettre les revenus en commun lorsqu'ils sont « plutôt altruistes ». Les auteurs, de même que Heimdal et Houseknecht (2003), constatent que la mise en commun des revenus n'est pas étroitement liée à l'apport des conjoints au revenu. Par contre, Yodanis et Lauer (2007a) émettent l'hypothèse selon laquelle les couples sont plus susceptibles d'opter pour la mise en commun que pour l'allocation des revenus lorsque l'apport économique relatif des conjoints est à peu près égal. Leurs résultats correspondent à ce point de vue.

Abstraction faite du revenu, Treas (1993) constate que le niveau de scolarité élevé de la femme est lié positivement à l'utilisation de comptes distincts. Toutefois, à l'égard des niveaux relatifs, Bonke et Uldall-Poulsen (2007) n'observent pas de corrélation significative entre les niveaux de scolarité relatifs des conjoints et les stratégies de gestion du revenu.

2.3  Attitudes

Enfin, certains chercheurs ont examiné la corrélation entre les stratégies de gestion du revenu et d'autres aspects des relations, comme les attitudes normatives et les valeurs personnelles. Par exemple, les attitudes normatives concernant les rôles de l'homme et de la femme reposent souvent sur la mesure dans laquelle les répondants sont d'accord ou en désaccord avec certaines affirmations. Vogler, Brockmann et Wiggins (2006) constatent que les attitudes traditionnelles concernant le revenu corrèlent avec l'allocation des revenus; Yodanis et Lauer (2007a) arrivent à la même constatation. Toutefois, la mesure de l'idéologie traditionnelle des rôles de l'homme et de la femme utilisée par Heimdal et Houseknecht (2003) ne corrèle pas significativement avec les stratégies de gestion du revenu, que ce soit dans le volet suédois ou américain de leur échantillon. À l'égard d'autres valeurs, Burgoyne et coll. (2007) observent que la perception de la propriété du revenu et d'autres biens ainsi que le désir de maintenir une identité et une autonomie financières sont liés positivement à la séparation des revenus.

3   Données et méthodologie

3.1  Source de données

Les données de cette étude sont tirées de l'Enquête sociale générale (ESG) de 2007 de Statistique Canada. La population visée se composait de toutes les personnes de 45 ans et plus qui résidaient au pays, les habitants du Nunavut, du Yukon et des Territoires du Nord-Ouest et les pensionnaires à temps plein des établissements institutionnels étant exclus. L'ESG de 2007 a été menée auprès de 23 404 répondants, dont 12 854 vivaient mariés à leur conjoint ou en union libre avec leur partenaire au moment de l'enquête. De ce groupe, sont exclus les répondants dont les réponses ont été fournies par un autre membre du ménage (personne interposée) 7 , qui n'ont pas répondu précisément à la question concernant les stratégies de gestion du revenu 8  ou qui n'ont pas fourni de renseignements complets sur les variables indépendantes de l'analyse 9 . Sont également exclus de l'analyse les ménages dans lesquels des membres de la famille autres que le couple touchaient un revenu 10 , afin de supprimer l'incidence des stratégies de gestion du revenu de parents, d'enfants et d'autres membres de la famille pour mettre l'accent uniquement sur celles du couple. L'analyse a porté sur un échantillon final de 9 489 répondants.

On a demandé aux répondants à l'ESG de 2007 : 

  1. Lequel des énoncés décrit le mieux la façon dont le revenu du ménage est géré?
  1. Vous gérez tout l'argent et donnez à votre conjoint(e) ou partenaire la part qui lui revient.
  2. Votre conjoint(e) ou partenaire gère tout l'argent et vous donne la part qui vous revient.
  3. Vous mettez l'argent ensemble et prenez chacun ce dont vous avez besoin.
  4. Vous mettez une partie de l'argent ensemble et gardez le reste.
  5. Vous gardez votre argent séparé.
  6. Autre – Préciser

Pour l'analyse, les catégories ci-dessus ont été réparties en trois groupes. Les deux premières catégories ont été combinées, parce qu'elles reflètent la même stratégie sous-jacente, soit l'allocation des revenus. La troisième catégorie constitue une stratégie distincte, soit la mise en commun des revenus. Les quatrième et cinquième catégories sont combinées en une seule stratégie, soit la séparation des revenus 11 .

Le tableau 1 montre la répartition des répondants selon les trois catégories de gestion du revenu (et selon les cinq catégories de réponse initiales). Parmi les répondants ayant opté pour la séparation des revenus (22,9 %), environ les deux tiers (soit 15,3/22,9) ont déclaré qu'eux-mêmes et leur partenaire gardaient leur argent séparé, tandis qu'environ le tiers (soit 7,6/22,9) ont déclaré qu'eux-mêmes et leur partenaire mettaient une partie de l'argent en commun et gardaient le reste. Bref, la séparation complète est plus courante que la séparation partielle des revenus au sein de ce groupe. À cet égard, l'écart conceptuel entre la mise en commun et la séparation des revenus est plus grand qu'il n'aurait été si la plupart des répondants séparaient partiellement leurs revenus.

Il importe de mentionner que l'ESG de 2007 a été menée auprès de personnes plutôt que de couples et qu'elle a recueilli des renseignements auprès d'un seul conjoint ou partenaire. On ne peut déterminer si l'autre conjoint ou partenaire est d'accord avec l'évaluation du répondant quant à la stratégie de gestion du revenu du couple. Dans l'ensemble, les réponses fournies par les hommes et par les femmes sont très semblables. Environ 8 % des répondants des deux sexes ont déclaré que l'homme gérait l'argent du couple et donnait à sa conjointe ou partenaire la part qui lui revenait, et environ 12 % ont déclaré que la femme gérait le revenu et donnait à son conjoint ou partenaire la part qui lui revenait (tableau 1). L'écart entre les proportions de répondants des deux sexes ayant déclaré mettre en commun ou séparer leurs revenus est de 2 à 3 points de pourcentage.

3.2  Variables indépendantes et résultats descriptifs

Cette analyse comprend un vaste ensemble de caractéristiques socioéconomiques fondées sur les renseignements fournis par les répondants sur eux-mêmes et sur leur conjoint ou partenaire. Ces caractéristiques comprennent le sexe et l'âge du répondant et l'âge de son conjoint ou partenaire, ainsi que le statut d'immigrant de chacun, car les stratégies de gestion du revenu varient d'une région du monde à l'autre, ce qui peut entraîner des écarts entre les personnes nées au Canada et celles qui sont nées à l'étranger 12 . Le modèle de base comprend une variable dichotomique pour chaque conjoint ou partenaire (personne née au Canada = 0, immigrant = 1) et un deuxième modèle comprend quatre variables dichotomiques reflétant les statuts d'immigrant combinés des deux conjoints ou partenaires 13 .

Les données comprennent des renseignements concernant la relation des conjoints. Une distinction est établie entre les couples en union libre et les couples mariés, car on croit les premiers plus susceptibles de séparer leurs revenus, pour les raisons énoncées plus haut. Les données comprennent également la durée de la relation en cours et une variable dichotomique correspondant aux répondants qui ont déjà été mariés. D'après les résultats des études publiées, il devrait y avoir une corrélation entre la séparation des revenus et une relation de courte durée ainsi qu'un mariage antérieur. Les données comprennent en outre les caractéristiques et les antécédents de la famille dans laquelle vit maintenant le répondant. Par définition, tous les répondants vivent maintenant mariés à leur conjoint ou en union libre avec leur partenaire. De plus, on distingue les personnes suivantes : i) celles qui ont eu des enfants avec leur conjoint ou partenaire actuel, mais qui n'habitent plus avec ces enfants (les parents sans enfants à la maison); ii) celles qui n'ont pas eu d'enfants avec leur conjoint ou partenaire et qui n'habitent pas avec des enfants (un couple sans enfants); iii) celles qui habitent avec des enfants issus du couple (un couple avec enfants); iv) celles qui habitent avec des enfants issus de l'un des conjoints ou partenaires du couple (les autres couples). La présence d'enfants (aujourd'hui ou par le passé) devrait être liée positivement à la mise en commun des revenus.

En ce qui concerne le niveau de scolarité et le revenu, les données comprennent le niveau de scolarité du répondant et celui de son conjoint ou partenaire, définis de façon générale comme la possession d'un diplôme d'études postsecondaires. Le modèle de base comprend une variable dichotomique pour chacun des conjoints ou partenaires (sans diplôme d'études postsecondaires = 0, diplôme d'études postsecondaires = 1). Le deuxième modèle comprend également le niveau de scolarité de la femme par rapport à celui de son mari 14 . Treas (1993) estime que plus le niveau de scolarité est élevé, plus les conjoints sont compétents en gestion financière, ce qui accroît leur capacité d'avoir des comptes distincts ou peut renforcer leur position de négociation au sein du ménage et accroître leur capacité de séparer leurs revenus s'ils le préfèrent. Le modèle de base comprend le niveau de revenu de chaque conjoint ou partenaire, tandis que le deuxième modèle comprend également celui de la femme par rapport à celui du mari 15 .

Enfin, les données comprennent une variable combinant le lieu de résidence du répondant (au Québec ou ailleurs au Canada) et la principale langue parlée à la maison (anglais, français ou autre), ce qui donne six catégories : les anglophones hors Québec (groupe de référence), les francophones hors Québec, les allophones hors Québec, les anglophones au Québec, les francophones au Québec et les allophones au Québec.

Le tableau 2 montre la répartition de l'échantillon selon ces caractéristiques et en fonction des stratégies de gestion du revenu. La vaste majorité des personnes de l'échantillon (89 %) sont mariées, et 11 % vivent en union libre. On observe un écart de 34 points de pourcentage entre la proportion des personnes mariées (19 %) et celle des personnes vivant en union libre (53 %) qui séparent leurs revenus. La plupart des personnes de l'échantillon vivent en couple depuis plus de 20 ans (71 %) et relativement peu, depuis moins de cinq ans (6 %). On observe un lien bivarié étroit entre la durée de la relation et la séparation des revenus. Environ la moitié des répondants (48 %) sont des parents sans enfants à la maison, environ le quart (27 %) vivent avec un conjoint ou partenaire avec lequel ils n'ont jamais eu d'enfants, et environ le cinquième (22 %) vivent avec leur conjoint et leurs enfants issus des deux conjoints ou partenaires. Seule une faible proportion des répondants vivent dans une famille recomposée (3 %); il est intéressant de noter que la séparation des revenus est très courante au sein de ce groupe (soit 40 %). Environ le cinquième des répondants (22 %) ont déjà été mariés; comme l'ont montré d'autres études publiées, la séparation des revenus est également courante au sein de ce groupe. Au chapitre du revenu, on n'observe pas de corrélation appréciable entre le revenu de l'homme et la stratégie de gestion du revenu (à l'exception des quelques répondants qui n'ont déclaré aucun revenu), alors que la séparation des revenus est liée positivement au revenu de la femme. Enfin, on observe des écarts significatifs dans la séparation des revenus selon que les répondants habitent au Québec ou ailleurs au Canada et selon qu'ils parlent anglais, français ou d'autres langues à la maison.

4   Résultats

Notre analyse multivariée comporte trois étapes. Les résultats d'un modèle logit multinomial dans lequel la variable dépendante englobe les trois stratégies de gestion du revenu sont d'abord présentés. Puis, un deuxième modèle de la même variable dépendante est exécuté, en tenant compte cette fois des niveaux absolu et relatif de scolarité et de revenu. Il est donc possible de savoir si les stratégies de gestion du revenu sont liées aux caractéristiques absolues ou relatives des répondants, un aspect essentiel du comportement économique axé sur la négociation intra-ménage. Enfin, la décomposition de Blinder-Oaxaca est utilisée pour examiner les écarts entre les partenaires en union libre et les couples mariés en matière de séparation des revenus. Tous les modèles sont calculés à l'aide de poids bootstrap pour corriger les estimations de la variance liée au plan de sondage. Les résultats sont présentés sous forme d'effets marginaux; les erreurs types des estimations et les niveaux de signification statistique sont également présentés.

4.1  Régressions multivariées

La plupart des coefficients de l'analyse donnent des résultats qui correspondent aux attentes, à l'exception de ceux liés au sexe et à l'âge. La probabilité prévue de séparer les revenus est de 2 points de pourcentage plus élevée chez les femmes que chez les hommes (tableau 3). Les données produites par l'ESG ne permettent pas de déterminer si ce phénomène est attribuable à la façon dont l'homme et la femme au sein du même couple perçoivent leurs finances, ou encore à d'autres facteurs. On observe également une corrélation significative entre l'âge de la femme et la probabilité de mettre en commun ou de séparer les revenus. Encore une fois, on ne trouve pas d'explication évidente. Des analyses antérieures, axées sur d'autres catégorisations des variables liées à l'âge, ont donné des résultats semblables 16 . Le statut d'immigrant corrèle avec les stratégies de gestion du revenu : la probabilité de séparer les revenus est près de 3 points de pourcentage plus faible chez les immigrants de sexe masculin que chez leurs homologues nés au Canada. On observe un résultat semblable en utilisant l'autre spécification du statut d'immigrant.

En ce qui concerne les caractéristiques de la relation, on observe un lien étroit entre la durée de la relation et les stratégies de gestion du revenu. Par rapport aux personnes dont la relation dure depuis moins de 5 ans, celles dont la relation dure depuis 10 à 19 ans sont d'environ 14 points de pourcentage moins portées à séparer leurs revenus et celles dont la relation dure depuis plus de 20 ans sont de près de 21 points de pourcentage moins portées à le faire. En outre, les personnes vivant en union libre sont beaucoup plus portées que les personnes mariées à séparer leurs revenus (l'écart est de 15 points de pourcentage), même compte tenu de la durée de la relation.

La présence d'enfants habitant ou ayant déjà habité avec le couple corrèle avec les pratiques de gestion du revenu. Par rapport aux couples sans enfants, les parents sans enfants à la maison sont moins portés à séparer leurs revenus (l'écart est de près de 7 points de pourcentage) et plus portés à les mettre en commun. De même, la probabilité de séparer les revenus est plus faible chez les couples ayant des enfants qui habitent avec eux, qu'il s'agisse d'enfants issus des deux conjoints ou partenaires (l'écart est de 10 points de pourcentage) ou de l'un des deux (l'écart est de 7 points de pourcentage). Enfin, si d'autres chercheurs ont constaté que la séparation des revenus était liée positivement au fait qu'un ou les deux conjoints ou partenaires ont déjà été mariés, ce n'est pas le cas dans les résultats multivariés 17 .

Le niveau de scolarité corrèle avec la stratégie de gestion du revenu adoptée. La probabilité prédite de séparer les revenus est plus élevée chez les femmes et les hommes possédant un diplôme d'études postsecondaires que chez leurs homologues qui n'en possèdent pas (les écarts respectifs sont d'environ 4 points et 2 points de pourcentage). Inversement, les hommes et les femmes possédant un diplôme d'études postsecondaires sont moins portés à opter pour l'allocation des revenus. Lorsque le modèle comprend le niveau de scolarité de la femme par rapport à celui du mari, on n'observe aucune corrélation significative (tableau 4); on peut en déduire que ce sont les niveaux de scolarité absolus, plutôt que celui d'un conjoint ou partenaire par rapport à l'autre, qui importent.

Les stratégies de gestion du revenu sont également liées au revenu, en particulier celui de la femme. Lorsque l'un des conjoints ou partenaires ne touche aucun revenu, la probabilité d'opter pour l'allocation des revenus est nettement plus élevée, soit de près de 18 points de pourcentage chez les hommes (par rapport aux hommes ayant un revenu de 20 000 $ à 39 999 $) et de près de 14 points de pourcentage chez les femmes (par rapport aux femmes ayant un revenu de 1 $ à 19 999 $) 18 . À part cette corrélation, les stratégies de gestion du revenu ne sont pas liées au niveau du revenu de l'homme. Toutefois, la probabilité d'opter pour la séparation des revenus est en corrélation avec le revenu de la femme : elle est d'environ 5 points de pourcentage plus élevée chez les femmes ayant un revenu de 20 000 $ à 39 999 $ et d'environ 8 à 12 points de pourcentage plus élevée chez celles ayant un revenu de plus de 40 000 $ que chez les femmes ayant un revenu de 1 $ à 19 999 $. Lorsque le modèle comprend le revenu de la femme par rapport à celui de son mari, la variable n'est pas significative (tableau 4). Comme dans le cas du niveau de scolarité, c'est le niveau absolu de revenu, plutôt que le revenu d'un conjoint par rapport à l'autre, qui corrèle avec les stratégies de gestion du revenu.

La dernière variable de l'analyse correspond aux caractéristiques régionales et linguistiques des répondants, le groupe de référence étant celui des anglophones habitant hors Québec 19 . Par rapport à ce groupe, les francophones habitant hors Québec sont nettement plus portés à opter pour la séparation des revenus (l'écart est de 7 points de pourcentage), de même que les francophones habitant au Québec (l'écart est de 11 points de pourcentage). S'il semble exister un écart entre les deux groupes linguistiques, il importe toutefois de mentionner que les anglophones du Québec sont aussi nettement plus portés à opter pour la séparation des revenus que les anglophones hors Québec (l'écart est de 9 points de pourcentage). Les résultats indiquent donc que les stratégies de gestion du revenu corrèlent avec les caractéristiques géographiques et linguistiques.

4.2  Analyse de la décomposition

La séparation des revenus est manifestement plus fréquente chez les couples en union libre que chez les couples mariés. Afin de mieux comprendre les facteurs qui interviennent dans cette différence, la méthode de décomposition de Blinder-Oaxaca est utilisée pour estimer dans quelle mesure l'écart entre les groupes est attribuable aux caractéristiques socioéconomiques. Le tableau 5 montre les résultats de cette décomposition.

En matière de séparation des revenus, on observe un écart d'environ 33 points de pourcentage entre les couples mariés et les couples en union libre. Les écarts entre les caractéristiques socioéconomiques des deux groupes comptent pour 14 points de pourcentage (environ 42 %) de cet écart global (tableau 5). Autrement dit, si les répondants vivant en union libre avaient le même profil socioéconomique que les répondants mariés, l'écart entre les proportions de couples qui séparent leurs revenus passerait d'environ 33 points de pourcentage à environ 19 points de pourcentage. La durée de la relation joue le rôle le plus important : elle compte pour environ 8 points de pourcentage, alors que la composition de la famille compte pour près de -3 points de pourcentage 20 . Le fait qu'une part disproportionnée de partenaires en union libre soient des francophones (qui sont plus portés à opter pour la séparation des revenus) compte pour 1,7 point de pourcentage dans l'écart et la proportion relativement élevée de couples en union libre habitant au Québec (où la séparation des revenus est plus courante), pour 0,9 point de pourcentage. Le mariage antérieur et les caractéristiques du revenu comptent pour 2 points de pourcentage, tandis que les caractéristiques démographiques exercent une légère influence compensatoire 21 .

5   Conclusions

Au cours des quarante dernières années, les caractéristiques des couples ont évolué de façon spectaculaire. Le nombre croissant d'unions libres et les mutations de la structure familiale témoignent de cette évolution démographique, tandis que l'entrée massive des femmes sur le marché du travail rémunéré a transformé radicalement les caractéristiques financières des couples. À cela s'ajoute une évolution culturelle, comme celle des attitudes concernant les rôles de l'homme et de la femme à la maison et au travail. Dans ce contexte, les chercheurs de diverses disciplines réexaminent la négociation et la gestion d'une foule d'activités économiques au sein des couples, en accordant une attention particulière aux ressources, aux intérêts et aux préférences propres à chaque conjoint ou partenaire. Cette recherche porte notamment sur l'importance que les conjoints ou partenaires accordent aux intérêts individuels par rapport aux intérêts communs dans leurs décisions économiques.

On peut examiner dans cette optique la gestion du revenu au sein des couples. Les catégories générales retenues ne reflètent pas nécessairement la complexité des stratégies adoptées par les couples, mais elles donnent une idée du degré d'indépendance atteint. Les caractéristiques socioéconomiques en corrélation avec les stratégies de gestion du revenu sont également compatibles avec cette interprétation. Comme cette étude porte sur les couples âgés de 45 ans et plus, groupe caractérisé dans une large mesure par des unions matrimoniales de longue durée avec enfants (présents ou partis), on peut raisonnablement s'attendre à ce que la stratégie la plus courante soit la mise en commun des revenus. C'est effectivement le cas, car 57 % des répondants mettent tout l'argent en commun et chaque conjoint ou partenaire prend ce dont il a besoin, tandis que 20 % mettent leurs revenus en commun et l'un des conjoints ou partenaires s'occupe de la gestion et de l'allocation. Les données de l'étude ne permettent pas d'examiner la corrélation entre ces stratégies et la répartition réelle du revenu entre les conjoints ou partenaires. Toutefois, même chez les couples d'un certain âge, la gestion du revenu est souvent caractérisée par un certain degré d'indépendance, 23 % des répondants de l'échantillon ayant déclaré séparer partiellement (8 %) ou entièrement (15 %) leurs revenus.

Les caractéristiques des relations comptent pour beaucoup à cet égard. Comme le mentionnent souvent les chercheurs, la séparation des revenus est plus courante chez les couples en union libre que chez les couples mariés (un écart brut de près de 34 points de pourcentage). Toutefois, une part considérable de cet écart (42 %, ou 14 points de pourcentage) est attribuable à des caractéristiques socioéconomiques qui diffèrent systématiquement entre ces groupes, surtout la durée de la relation. Les études publiées n'ont guère abordé la mesure dans laquelle ces caractéristiques interviennent dans les écarts entre les groupes. Quoi qu'il en soit, la plus grande partie de l'écart entre les couples mariés et les couples en union libre reste inexpliquée dans la décomposition. Les différences entre les valeurs et les attitudes des deux groupes, dont l'indépendance, l'autonomie, la conception de la propriété des biens et la confiance dans la permanence de la relation, peuvent compter pour une partie de cet écart.

La probabilité d'opter pour la séparation des revenus est étroitement et positivement liée au revenu absolu de la femme, mais non au revenu de la femme par rapport à celui de son conjoint ou partenaire. Selon la théorie des ressources, l'apport relatif des conjoints constituerait le facteur clé de l'égalité des dispositions prises par les couples, ce qui suppose que lorsque les conjoints touchent des revenus égaux, ils sont plus portés à les mettre en commun et à les gérer conjointement (Yodanis et Lauer, 2007a, p. 1309 et 1320). Les résultats de cette étude ne corroborent pas ce point de vue, car ils n'indiquent aucune corrélation significative entre le revenu relatif et les stratégies de gestion du revenu. On peut avancer plusieurs explications possibles au lien positif entre le revenu absolu de la femme et la séparation des revenus, comme l'importance accrue accordée à l'indépendance ou à l'autonomie, le désir de maintenir le contrôle sur le revenu personnel ou la conception de la propriété des biens personnels chez les femmes à revenu élevé. La commodité peut aussi entrer en jeu selon les constatations de Treas (1993).

Le nombre croissant de Canadiens qui se remarient et de familles recomposées soulève la question de savoir si les familles complexes ont des finances complexes. Les résultats descriptifs de cette étude donnent à penser que tel est le cas, car la proportion de membres de familles recomposées qui séparent leurs revenus est deux fois plus importante que celle des membres de familles avec enfants issus des deux conjoints ou partenaires qui en font autant (40 % contre 17 %). Toutefois, les résultats multivariés indiquent que c'est la présence d'enfants, sans égard au lien de filiation, qui est liée positivement à la mise en commun des revenus. Le lecteur doit garder en mémoire que l'échantillon se limite aux personnes âgées de 45 ans et plus. Un échantillon de couples dans la vingtaine et la trentaine donnerait peut-être des résultats différents. La question de la complexité des finances de familles complexes se reflète également dans les résultats descriptifs de cette étude, qui montrent que les personnes ayant déjà été mariées sont à peu près deux fois plus portées (37 %) à opter pour la séparation des revenus que les personnes jamais mariées auparavant (19 %). Cette constatation correspond à celles d'autres études publiées. Encore une fois, cependant, cette corrélation n'est pas significative dans les résultats multivariés, peut-être parce qu'on utilise ici un ensemble de covariables plus vaste que celui employé dans la plupart des autres études. Fait intéressant, deux des caractéristiques les plus étroitement et positivement liées à la séparation des revenus, soit l'union libre et le revenu des femmes, ont connu une évolution marquée au cours des dernières années. On pourrait y déceler une tendance à l'adoption de cette stratégie de gestion du revenu, mais l'analyse présentée plus haut repose sur des données recueillies à un moment donné et ne laisse entrevoir aucune tendance.

Dans l'ensemble, la présente étude permet d'examiner la gestion des revenus au sein des couples et révèle une variation considérable à cet égard. Toutefois, les données analysées ne nous renseignent pas explicitement sur le partage équitable des revenus entre les conjoints ou partenaires ni sur l'existence de différents niveaux de vie chez les membres du ménage. Ces questions sont pertinentes à l'égard de la politique publique, et l'information dont on dispose dans ce domaine demeure limitée.

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